Tebori, l’acupuncture pour les nuls
Je vous ai déjà causé de mon libraire, enfin mes libraires devrais-je dire, ils sont plusieurs, une fine équipe à qui on devrait davantage rendre hommage dans nos lignes, parce qu’ils savent très bien nous conseiller. Il y a parmi eux un petit être facétieux, un lutin érudit en bédéologie, qui, planqué derrière ses piles d’albums, médite toujours de sympathiques tours à jouer à nos comptes en banque mais sans oublier jamais de nous enchanter en retour par quelques récits surprenants ou quelque esthétique novatrice.
Un jour, son regard brillant d’espièglerie, il me montre une couverture jaune sur laquelle se dessine une silhouette d’un homme tatoué. J’ouvre la BD, écoute ses dithyrambes sautillants, mais en parcourant les pages, je ne parviens pas au coup de cœur et repars sans l’œuvre… Probablement piqué au vif, notre ami lutin de la librairie commença alors à méditer une entourloupette dont il a seul le secret. Vint mon anniversaire et toute contente ma compagne me tend des paquets que je devine venir de l’échoppe bien connue. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir la couverture jaune…
Le roué lutin m’avait bien eu, et, pour mon bien, il avait glissé dans mes cadeaux cette petite pépite que j’avais dédaigné fort inconsidérément. Rouge de honte pour ma sottise première je fus bien attrapé quand je courus à la boutique chercher le tome 2 sorti (presque) récemment.
Subtilité du dessin
Tebori est de ces bandes dessinées qui ne se singularisent pas nécessairement par la puissance originale de leur aspect factuel. Quand on regarde l’étal d’un marchand où trônent les deux tomes parus, on remarque assez aisément deux rectangles, l’un jaune, l’autre rose, avec un traitement assez subtile de formes humaines, soulignées par un jeu franc sur l’ombre et la lumière. Mais passé la couverture le travail du dessin n’apparaît pas aussi flamboyant. Non qu’il soit mauvais, loin s’en faut, il n’est simplement pas dans le même registre et j’avoue qu’à mon premier coup d’œil j’ai été quelque peu désarçonné par ce contraste d’une apparence extérieure originale et d’un travail de bande dessinée beaucoup plus académique. Mais justement, la force du dessin est à chercher ailleurs que dans d’éventuels oripeaux éclatants, dans la rigueur du trait et la justesse des compositions par exemple.
Le découpage, très franco-belge, reste assez « sage » mais il se permet néanmoins quelques envolées intéressantes comme aux pages 38 et 39 du deuxième tome. On est loin de la déconstruction de la grille de cases mais en tout cas les auteurs en usent avec toute la diversité possible. Verticalement étirées, rompant avec l’angle droit, s’intercalant à cheval sur deux voisines… la case, support de la narration, aime en outre à s’approcher de ses personnages au plus près, saisissant les corps dans tous leurs états, diversement costumés ou dénudés, alors convulsés de douleur sous les instruments de l’artiste tatoueur.
Graffitis sur tes miches
Car oui, Tebori, comme les plus japonais d’entre-nous l’auront justement remarqué, désigne le tatouage traditionnel nippon, effectué au moyen de longues aiguilles qui doivent être aussi agréables qu’une séance d’acupuncture au Mordor… Dans la BD on découvre les arcanes classiques de cet art au Japon et le lien intime qu’il entretient avec la mafia des Yakuzas. L’ouvrage se charge de nous faire faire une plongée dans un monde qui nous est souvent inconnu en levant le voile jusqu’aux arrières boutiques, entre le tatouage moderne venu des États-Unis et effectué avec des outils modernes et l’art séculaire japonais, fait de rites, de respect, de sobriété, de maîtrise de soi… Le héros justement représente la synthèse des deux ; il est à la fois jeune et dans son époque, à l’aise avec le matériel actuel, mais également formé aux rites d’un autre âge, habile aux aiguilles traditionnelles, mesuré dans son attitude, droit dans son kimono. Il est une image assez juste de la jeunesse du Japon, attirée par un élan mondial de « progrès », d’innovation, de nouveautés, de globalisation des pratiques et des références culturelles… et malgré tout tenu dans un respect profond pour les traditions du Japon.
Il gravite dans un monde de tatoueurs passionnés qui viennent se détendre, le labeur accompli, dans des bars de nuits. L’histoire prend un tournant décisif justement dans une de ces soirées ; le héros donc, ancien bosozoku, c’est à dire membre d’un gang de motards japonais (allez donc lire GTO bandes de ramen natures tiédasses) se pique d’une curiosité intéressée pour une jeune femme aux allures plutôt girondes… mais par delà la galipette débute véritablement l’intrigue de fond, celle qui structure l’œuvre et dont j’attends comme un mort de faim le dénouement, parce que c’est pas dieu possible de laisser ainsi le lecteur planté comme un cèpe avec tant d’interrogations fascinantes dans l’esprit… Bon, je m’égare, mais comprenez bien que la saveur de l’intrigue appelle normalement l’appétence du bédéphile moyen, normalement intelligent, capable de saisir la différence entre un album de qualité signé Bourgeon et une couillonnade colorée de tête de gondole chez Auchan. Sinon il convient de vous adresser au cabinet médical le plus proche qui vous redirigera sans mal vers les structures adaptées à votre cas.
Un récit
Vous l’aurez peut être deviné, derrière mes périphrases se trouve tous les scrupules que j’ai de vous en dire davantage sur l’intrigue pour ne rien démolir du plaisir de la découverte. Sans être complètement déments, les ressorts de l’histoire s’avèrent un peu plus compliqués que de simples embrouilles de mafia nipponne que les films de Kitano nous ont largement fait parcourir. Le tatouage est au centre même de l’histoire et n’est jamais une pompe à fun grossière. Et d’ailleurs la majorité des cases se déroule dans l’exiguïté d’une salle de tatouage ou dans ses environs immédiats. Comme je l’ai déjà dit, cela rejaillit beaucoup sur le dessin et ses cadrages, au plus près des personnages et de leur anatomie. Le propos, lui, questionne le rapport à l’illégalité ; est-il possible de se ranger ? Est-ce qu’une destinée supérieure nous pousse toujours vers la transgression quand bien même, dans nos tréfonds, nous souhaitions changer ? Les impératifs de l’existence se rappellent au héros, avant que l’histoire n’embraye vers des notions plus complexes, plus mystérieuses aussi dont on ne connaît pas encore le dénouement passé deux tomes…
De façon plus terre à terre il est bon se savoir que la BD possède un glossaire des termes japonais ainsi qu’un agréable bonus dans le premier tome, composé de tout un tas d’esquisses et d’ébauches. Cela participe au confort de la découverte ; le lecteur n’est pas lâché dans un univers aussi exotique avec seulement une grande claque virile dans le dos assortie d’un « démerde toi mon grand ». Les ressorts de l’histoire se prennent aussi à nous présenter tout cela avec clarté et justesse, replaçant l’art ancestral dans l’époque, sans bigoterie inutile pour le « c’était mieux avant » (Zemmour, ta gueule, à la niche) mais tout en soulignant la force de vie, la puissance symbolique, que contenait les anciennes pratiques. Le contraste est saisissant entre le besoin de consommation primaire de certains client, au hasard des Américains, hein, comme ça on douche Hiroshima (ils sont gros et cons comme des tables basses vitrées), et les réflexions symboliques de vieilles têtes chenues et graves pour qui se faire repeindre le dos est autre chose qu’une quête de l’apparence. Remarquez néanmoins que la recherche de la flambe facile est aussi présente chez des Nippons, mais surtout des jeunes… il y a comme ça dans la BD, sans trop qu’on y prête attention, une sorte de célébration du troisième âge qui en a vu d’autres, jeune trou de balle. Et finalement c’est plutôt agréable parce que c’est fait sans jamais pontifier, sans jamais moraliser de façon péremptoire. Et puis bon, les vieux dans les histoires ça fait quand même vachement mystérieux.
Tebori est typiquement le genre de bande dessinée qui ne prend vraiment toute sa dimension qu’en s’immergeant dedans. Les fesses confortablement calées dans un fauteuil, l’œuvre sur les genoux et le chat, elle demande seulement à ce qu’on fasse l’effort de passer quelques pages pour nous embarquer dans sa toile et lever peu à peu les voiles sur les tenants de son récit. Elle est intelligente et soignée et mérite toute votre attention… mais ça vous le savez déjà puisqu’un certain lutin doit déjà vous l’avoir soufflé à l’oreille sans même que vous vous en rendiez compte.