Stranger things, eighties powa
Les séries c’est bien, mais en ce moment ça pousse encore plus dru que le chiendent et personnellement je n’ai pas la patience d’en explorer les arcanes mystérieux pour y dégoter la perle rare. Du coup je fais confiance aux copains trolls et, malheureux, vous devriez faire pareil ! Voilà t’y pas donc que le camarade Graour décide de changer d’avatar Facebook et, entre autres choses, nous vante par le menu les qualités ineffables de son dernier visionnage sériel.
« Bordel cey tro bi1 » lance-t-il avec verve et entrain. Me voici piqué au vif. Le Rédak’Chef enchérit : « ça défonce la boîte à crotte » (oui, il est très vulgaire en privé). La démonstration est imparable, je me jette sur la pépite et me voilà parti pour huit épisodes de délices dans les années 80, années bénies qui virent dans l’ordre, l’arrivée de Tonton au pouvoir, une palanquée de films incroyables… et la naissance de votre serviteur. Alors on se refait la brosse-mullet, on prend son bandana, on grimpe sur son bi-cross et on démarre l’analyse de Stranger Things !
Étrange machin
Aguiché par l’œuvre par l’entremise subtile de mes petits camarades, je n’en savais pas plus long que le titre et il laisse comme un arrière goût d’incertitude. La bande-annonce est plus loquace, mais attention mes jeunes lecteurs échevelés, ne vous arrêtez pas à la bonne femme qui fait des câlins à une guirlande de noël et aux scènes remplies d’une potentielle obsession malsaine pour les ampoules. Stranger Things va également bien au-delà de l’immersion dans les années 80 (même si on ne va pas s’en priver) et de l’enquête sur une disparition mystérieuse. Mais posons un peu le cadre… là… oui, là ça sera très bien.
Tout commence dans une charmante petite bourgade de l’Indiana en 1983, une petite ville dont on sent que la redneck attitude n’est pas bien loin sous le vernis d’urbanité. Passons, la série s’ouvre sur un scientifique courant comme un beau diable dans un couloir obscur avec en fond une sirène d’alarme parfaitement rassurante. La sueur au front il se carapate dans un ascenseur ; l’idée de génie d’une infinité de films… La scène suivante nous amène dans une maison américaine cossue où des gamins jouent, les malheureux, à Donjon et Dragons, ne sachant même pas que cela rend fou, sataniste et nazi. Il est bien tard et l’hôte, par l’entremise de sa maman, met tout le monde dehors. Les petits enfourchent alors leurs vélos et l’un d’eux disparaît mystérieusement au détour d’un chemin… Un lien avec la scène d’ouverture ? Un brouillage de piste intéressant ? Vous n’en saurez pas davantage. Tout ce que vous avez besoin d’avoir en tête c’est que dès lors, cette disparition servira de fil rouge narratif à l’entièreté de l’œuvre.
Personnages
Or justement, l’histoire se développe dès lors au plus près des personnages qui vont se lancer à la recherche du petit Will. La maman tout d’abord, évidemment inquiète, passe des coups de fil, se rend au bureau de la police locale… L’affaire ne préoccupe pas encore grand monde tant le coin est calme depuis des lustres. Mais la mère, incarnée par Winona Ryder, s’enfonce toujours davantage dans la tristesse, puis dans l’obsession, puis… Un peu encore au-delà. D’aucun, comme Graour trouveront que c’est trop ; je ne suis pas de cet avis et la performance d’actrice me semble plutôt relever d’une immersion profonde dans l’impression de douleur primale que l’on ressent lors de la disparition d’un être cher. Durant sa descente aux enfers, elle est soutenue par son autre fils, Jonathan, incarné par Charlie Heaton, dont la présence triste, louvoyante et secrète laisse planer quelques incertitudes sur son rôle dans la série.
Certes image de l’ado marginalisé socialement au bahut, il fait preuve néanmoins d’une personnalité complexe et difficile à appréhender dans sa globalité. Son portrait ne s’esquisse qu’au fur et à mesure des épisodes et à mesure que l’intrigue progresse on découvre un adolescent troublé mais très mature. Il a son pendant féminin dans la personne de Nancy Wheeler, sœur d’un des amis de Will, qui semble d’une trempe similaire mais sa plastique et la position sociale de sa famille lui valent les feux de la popularité scolaire ; elle se laisse aller à des futilités adolescentes tout en conservant de profonds doutes sur ses choix, et l’histoire nous permettra de l’éprouver en profondeur.
Mais je pense, les personnages qui marquent le plus profondément l’histoire restent le groupe d’enfants, amis de Will. Mike Wheeler sur lequel l’action se centre davantage est un fils d’une bonne famille américaine moyenne de l’époque. Il a une belle maison, on mange très bien à table et c’est chez lui qu’on se retrouve pour jouer aux jeux de rôle. Il appartient à cette frange des crypto-geek, comme ses autres camarades, qui étaient passionnés par les films de genre, les jeux de rôle, les univers fantastiques… avant que cela ne devienne « cool » dans la culture dominante. Avec ses camarades il se fait ponctuellement chahuter par les petites brutes moyennes, sans que pour autant cette relation en reste aux gamineries habituelles. Le ton est très adulte chez les enfants ; s’ils sont encore très naïfs dans leurs actions (la scène où ils rassemblent du matériel pour une opération de récupération de leur copain va vous replonger en enfance) mais néanmoins ne sont jamais dans du simple jeu ou du batifolage. Ils prennent cet événement avec beaucoup de gravité et suivent la piste de leur ami avec ferveur et engagement.
L’intrusion de Eleven, la jeune fille mystérieuse que l’on ne cesse de voir sur les affiches, les bandes-annonces, les photos… remet en question le groupe, éprouve les amitiés, laisse entrevoir l’émergence des sentiments… jusqu’à des heurts très profonds. L’enfance n’est pas traitée avec ce mélange de condescendance amusée et de mièvrerie navrante que l’on voit trop souvent ; l’enfance est une lutte aussi bien que le reste de l’existence, les codes du tragique s’y appliquent également.
Les enfants ne sont pas les seuls à être correctement traités et développés. Le flic, Hooper, est à lui seul un bon petit morceau d’écriture intelligente. On le découvre dans un réveil difficile d’alcool et de médocs. Son entrée au bureau, pataude, pleine de routine molle brosse un portrait bien peu flatteur du bonhomme que l’on imagine avachi dans une petite vie de jouissance ratée et de rêve américain vaincu dans la flemme. Que nenni mes braves lecteurs, il se révèle, s’étoffe, se complexifie et on comprend combien sont profonds la chute et le déclassement d’un homme. Putain, c’est dur et cruel, la vie et l’histoire de Hooper te le rappellent à coups de semelle dans les parties charnues de l’anatomie. Dans un autre registre, pour rester avec la gente masculine, le petit ami de Nancy apparaît comme le beau-gosse populaire friqué prétentieux cynique et désenchanté que l’on rencontre par pelletées dans les œuvres américaines traitant de l’école. Or là aussi, comme pour Jonathan et Nancy, sa personnalité est mise à l’épreuve, le vernis bientôt se fissure et livre un autre jeune homme, plus intéressant, plus profond. Avec ces deux exemples la série nous montre ce qu’elle pense des stéréotypes ; ce sont de bons points de départ, mais ils ne présentent un réel intérêt qu’en les poussant dans leurs limites pour en évacuer la macule du quotidien qui abêtit et normalise. La série va chercher l’humain dans la glaise, elle l’érige comme socle du récit et bordel ça tient solidement sur ses pattes.
Les frontière du réel
Au-delà des héros il existe bien entendu encore de la viande autour de l’os. Si l’histoire est relativement classique dans son architecture elle n’en brille pas moins par le rythme qui lui est imprimé. Tout se met en place de façon progressive, on entre dans le tourbillon par des eaux souples et très accrochées au quotidien. On est immergé dans l’Amérique de l’époque, sûre d’elle-même, et la vie s’écoule sereine dans ses replis les plus isolés comme l’Indiana.
C’est dans ce cadre sans nuages (ou presque) que le coup de tonnerre de la disparition de Will intervient. Il effrite l’éternelle répétition de la routine rassurante de l’Américain moyen. La multiplication des événements étranges achève de faire voler en éclat cet ordre de l’habitude et finalement pour beaucoup de personnages cela signifie une reprise en main de leur existence, cela les invite à se transcender, à puiser dans leurs ressources pour devenir des Humains dans un sens un peu Nietzschéen, des êtres qui puisent dans leurs ressources enfouies, qui se départissent de la norme abêtissante.
Ce fut là aussi que je ramassai le mot « surhumain » au bord du chemin et où j’appris que l’homme était quelque chose qu’il fallait surmonter – que l’homme est un pont et non un but : qu’il se dit bienheureux de son midi et de son soir, comme chemin vers de nouvelles aurores. Ainsi Parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche
La construction du récit nous propose une plongée graduelle dans le fantastique, sans nous roter à la gueule du CGI. On y redécouvre les vertus du hors-champ, les charmes des ombres périphériques… La série se paie le luxe, par les ténèbres, de créer des huis-clos dans des espaces ouverts… Les héros évoluent dans une atmosphère pesante qui alterne très bien les ennuis quotidiens et le fantastique ce qui parvient à rendre très tangible l’extraordinaire. Ce n’est du coup plus tout à fait incroyable et donc devient par là beaucoup plus crédible. Notre entendement, appâté par la banalité baisse la garde devant des bizarreries et finit par les intégrer au possible. D’une certaine manière j’ai trouvé quelques points communs avec l’excellent The Mist de Frank Darabon dans sa manière de partir du quotidien pour immerger le spectateur dans le fantastique. Le célèbre écrivain japonais Haruki Murakami est aussi un maître du genre et je vous invite à vous pencher sur sa bibliographie, le temps que je trouve l’énergie de vous en chroniquer un ou deux… parce que ce sont de sacrés morceaux. A la manière de l’auteur nippon, je trouve que Stranger Things a un réel souci de la cohésion globale du récit sans ligne de fracture profonde. C’est un peu l’anti Une nuit en enfer.
Dimension fantastique
Il m’est difficile de ne pas entrer en zone spoiler comme un gros panzer en abordant ce point pourtant essentiel. Je m’en tiendrai donc à peu de mots. La chose la plus importante à retenir c’est qu’il n’y a pas, sur ce point, de profondes originalités mais plutôt des idées classiques correctement agencées. Bon, je me fends d’un peu de spoil, éloigner les enfants et les belles-mères qui veulent garder le plaisir de visionnage intact, on se retrouve pour les puristes après cette phrase fatidique : dans la série on a typiquement la même problématique que dans The Mist, mâtinée de références aux recherches paranormales de la Guerre-Froide du genre des Chèvres du Pentagone, mais dans un registre légèrement plus noir.
Voilà, c’est dit, je vais pouvoir dormir tranquille.
Comme je l’ai énoncé plus haut, le fantastique est toujours pensé et présenté comme imbriqué dans le réel ; cela permet aux auteurs de se lancer dans d’ingénieuses mécaniques de passerelles, si je puis dire, dont une est même devenue un meme internet. Et aussi fou que cela soit, on le vit tellement au plus près des personnages que l’on est tenté de les défendre mordicus contre l’incrédulité des autres. A ce moment là on comprend que les auteurs ont gagné, ils ont réussi à convaincre du plausible de leur création, pour notre plus grand plaisir. En clair c’est immersif et cela devrait plaire même à des gens pas forcément très captivés par le genre fantastique, parce qu’il y a quelque chose de très commun aux bonnes séries, comme me le faisait très justement remarquer Graour ; de bons personnages bien écrits. Cela lui a sauté aux yeux en regardant la série Rome qui fait effectivement figure de précurseur sur de nombreux points des divertissement sériels que nous apprécions aujourd’hui, Game of Thrones en tête, notamment par le recours à des personnalités bien écrites.
Concrètement, Stranger Things rassemble le meilleur des séries modernes. Elle est bien menée avec un rythme adapté au récit et elle se structure complètement autour de personnages bien écrits, attachants et auxquels on s’identifie aisément. La dimension fantastique de l’œuvre est adroitement présentée et ne crée pas de rupture avec le déroulé du récit. Le jeu de rôle des enfants rajoute même un niveau d’interpénétration supplémentaire. Les références à la pop-culture des années 80 sont en outre amenées avec suffisamment de doigté et de naturel pour ne pas verser dans le clin d’œil vulgaire si commun en ce moment. Les références souvent se méritent et il faut parfois scruter l’arrière pour les trouver… Donc mes petits loulous, regardez Stranger Things, c’est de la bombe !
Ravi de te voir parmi nous Léna ;) A l’an prochain à Animasia ? :P
Je confirme une bombe !!