Shakuhachi – école Kinko : la musique zen à portée de flûte
Histoire d’arrêter un peu de vous abreuver de musique de bourrins, j’ai décidé d’opérer un virage à 860°. Ça vous dirait un petit disque de flûte ?
Bon, présenté comme ça, ça fait pas top envie alors développons. Le disque qui nous intéresse contient 6 morceaux de shakuhachi – et EXCLUSIVEMENT de cet instrument. Pour ceux qui ne sont pas familiers des instruments traditionnels asiatiques, faisons un rapide historique du bidule avant de parler de l’album en lui-même.
Le Shakuhachi : une flûte chargée d’histoire
Le shakuhachi est une flûte, chinoise d’origine, fabriquée en bambou, droite à embouchure libre. Elle n’a pas de bec rigide, aussi celui qui en joue doit souffler dedans comme on soufflerait dans le goulot d’une bouteille de binouse vide (j’en connais qui seraient vite doués).
Voilà la bête. Impressionnant, non ? Non, vraiment pas ? Bon…
Elle ne vous est peut-être pas familière comme ça, là, mais vous en avez surement déjà entendu. Ce son doux et traînant s’entend fréquemment dans les animés nippons qui se la jouent traditionnels ainsi que les jeux vidéos ayant pour thème principal le Japon médiéval (Okami ou la série des Total War : Shogun 1 et 2, pour ne citer qu’eux). Cet instrument est un symbole à lui tout seul : lorsque joué en solo, il représente le calme, la contemplation, l’introspection, la méditation. Sa sonorité si particulière y est pour beaucoup, mais c’est surtout grâce aux moines bouddhistes qui s’en servaient qu’il représente autant de valeurs. Ces moines, ce sont les komusōs.
Les komusōs font partie de la secte bouddhiste Fuke-shû. Ils se distinguent des moines des autres sectes par deux caractéristiques principales : le port du tengai, ce chapeau tressé qui recouvre le visage (pour nier totalement son ego et ne faire qu’un avec le Vide), et l’utilisation du shakuhachi comme instrument non pas de musique mais de méditation. Au lieu de pratiquer le Zazen (la position assise de méditation) et réciter des sutras, les komusōs jouaient de la flûte et pratiquaient ainsi le Zen du souffle.
L’histoire du Fuke-shu commence officiellement sous l’ère Edo, mais sa philosophie et sa manière si particulière de jouer du shakuhachi auraient été importés de Chine au XIIIème siècle. Lorsque Tokugawa Ieyasu unifie le Japon en 1600 et prend le titre de Shogun (début de l’ère Edo), il se retrouve à la tête d’un pays qui sort de la plus grande guerre civile qu’il ait jamais connu. Les ronins, ces samouraïs errants dont le seigneur a été défait, parcourent les provinces : ils font profil bas dans le meilleur des cas mais peuvent aussi semer la pagaille, se regrouper en bandes pour brigander ou pire, chercher à se venger de l’humiliation d’être devenu un guerrier sans maître. Les moines guerriers des différentes sectes bouddhiques devaient aussi être calmés. C’est ainsi que sont crées officiellement les temples Fuke-shu qui rassemblent les komusōs, permettant au gouvernement de les contrôler plus facilement. Le contrôle ira même encore plus loin : les komusōs étant des moines-guerriers, ils rendirent de nombreux services aux Tokugawa, gagnant ainsi des privilèges tels que le droit de passer les points de contrôle sans entraves ou le droit de porter un poignard. Ils contribuèrent ainsi à assurer la stabilité du pays pendant les 268 années à venir. Détail amusant : le tengai étant le moyen idéal de dissimuler son identité, le déguisement de komusō était très utilisé par ces petits farceurs de ninjas.
C’est aussi leur trop grande implication aux cotés du shogunat qui les perdra : lors de la révolution Meiji (1868) qui voit le retour au pouvoir de l’Empereur, ce dernier décide de démanteler la secte Fuke-shu, jugée comme étant un peu trop « pragmatique » et donc une menace potentielle à la nouvelle autorité du trône de chrysanthème.
Excuse me sir, do you have a moment to talk about Bouddha ?
Shakuhachi : école kinko. Un disque témoignage.
« BON ALORS ? TU VAS NOUS EN PARLER UN PEU DE CES MORCEAUX DE FLÛTE, OUI OU MERDE ? »
Oui oui, j’y viens, ça va ! Au XVIIIème siècle, un komusō nommé Kinko Kurosawa est commissionné pour collecter les honkyoku, c’est à dire les morceaux de shakuhachi joués par ses potes moines. Son travail donne un répertoire de 36 morceaux, nommé le Kinko Ryū, qui fut par la suite retravaillé et codifié. Sur le CD qui nous intéresse, c’est le grrrrrrand joueur de shakuhachi Teruhisa Fukuda qui s’y colle et qui nous propose six morceaux de ce répertoire.
Je vais être clair de suite : si vous cherchez un disque rythmé, funky, ou quoi que ce soit qui ait un rapport avec un mouvement dynamique, vous pouvez aller voir ailleurs. Les six morceaux sont joués par un shakuhachi en solo (déjà, pour être groovy, ça part mal). Étant donné que les komusōs recherchaient, par la pratique de cet instrument, l’illumination et le travail du souffle, rien d’étonnant à ce que ça se ressente à l’écoute. Les notes sont donc très longues, et on glisse de l’une à l’autre tout en douceur. Sous son aspect tout con, le shakuhachi permet de nombreuses variations, de par sa fabrication même. Ainsi, on peut jouer sur la puissance ou sur la direction de son souffle pour obtenir plein d’effets, voire sur le degré d’obturation des trous pour avoir de nouveaux demi tons (et ça, c’est chaud). Je n’irai pas jusqu’à dire que les komusōs avaient que ça à branler de jouer de la flûte mais presque, la richesse des morceaux à ce niveau est donc immense. Les amateurs de musique « tout dans le détail » y trouveront leur compte. La délicatesse de ces compositions est telle que même le silence y joue un rôle primordial, comme si chaque longueur de vide avait été minutieusement pensée pour coller à la perfection au morceau.
Alors évidemment, six morceaux de shakuhachi, ça peut paraître long. Surtout que les morceaux font en moyenne dix minutes chacun, le record allant à Shin-Kyorei/Introduction et ses dix huit minutes. Mais pour ceux qui recherchent la sérénité dans la musique, c’est le disque rêvé. De même, l’écoute de ces longues pistes posées accompagnent superbement les activités calmes, comme la lecture, la peinture ou l’écriture (je les ai dans les oreilles en ce moment même pour la rédaction de cet article). Dans ces conditions d’ailleurs, le disque passe étonnement vite. Comme quoi, la relativité, tout ça tout ça…
Shakuhachi – école kinko est donc clairement un disque à réserver à un public averti. Celui qui collectionne les musiques du monde, qui cherche un moment de sérénité, qui aime l’extrême délicatesse. Mais son écoute peut aussi être profitable à qui aime le Japon et son histoire, et voudrait se plonger dans l’ambiance contemplative du bouddhisme zen d’alors. Ce que nous propose Teruhisa Fukuda, c’est bien plus qu’un album. C’est une expérience.
Petit truc pour les Limougeauds : le disque se trouve à la BFM centre-ville, rayon « musiques du monde – Japon »
Shakuhachi – école kinko. Éditions Radio France