Sex Criminals, Bonnie & Clyde ont un orgasme
Imaginez que, au moment où vous avez un orgasme, le temps s’arrête. Non mais pas métaphoriquement hein ?!? Je ne vous parle pas là juste des sensations qu’on peut ressentir l’espace d’un instant. Là, le temps s’arrête vraiment, littéralement. Tout le monde s’arrête autour de vous et vous restez là, conscient de ce qu’il se passe. Que feriez vous ? Et si vous n’étiez finalement pas seul(e) à pouvoir faire ça ?
Cette idée est le concept central de Sex Criminals. Aux commandse de ce postulat de départ complètement what the fuck on retrouve Matt Fraction au scénario, déjà auteur de plusieurs séries chez Marvel autant sur Iron Man, Thor ou X-Men (il a récemment été au commande de la série Hawkeye qui a rencontré un beau succès critique mais que je n’ai pas encore lue) et Chip Zdarsky au dessin (dont j’ai découvert le style avec cette série).
Et le moins que l’on puisse dire c’est que la série a le mérite de nous en mettre plein les yeux. Et au delà du concept qui pourrait s’annoncer comme quelque chose de complètement graveleux, la série est très intelligente et amorce une réflexion qui va au delà d’un petit coup vite fait dans des toilettes publiques.
PEGI 18
Un petit coup dans des toilettes c’est justement avec cette scène que le comics commence. Un homme, une femme, enfermés dans des toilettes, se déshabillant à la va-vite et se jetant l’un sur l’autre. A l’extérieur, des voix, menaçant d’entrer. Puis une avalanche de lumière et de couleurs chatoyantes.
Une phrase : « Je sais de quoi ça a l’air. Nous jugez pas. »
On tourne la page, quand soudain… flash-back.
L’histoire suit le point de vue de Suzanne (ou Suzie) qu’on retrouve en narratrice tout le long de l’album. Suzie brise également allègrement le 4ème mur en s’adressant régulièrement au lecteur, ce qui renforce la proximité avec ce qu’elle peut vivre. Choix intéressant, Matt Fraction a décidé d’opter pour une narration totalement non linéaire. On va donc passer au gré des cases entre le présent (les premières pages par exemple) et différents points du passé (l’enfance de Suzie, ses découvertes et expériences). Là où ça aurait pu être casse-gueule et vite incompréhensible, Fraction réussit à construire un récit équilibré et parfaitement clair de part son sens de la narration et sa gestion du découpage des dialogues. Il faut aussi souligner dans cet exercice le travail de Chip Zdarsky aux dessins. Je ne connaissais pas du tout l’artiste et il faut bien avouer que le style sert parfaitement la narration. Un style légèrement minimaliste, qui ne s’encombre pas dans des milliard de détails, mais qui préfère à l’inverse laisser la place aux personnages et à leurs interactions. Par contre, Zdarsky s’emballe complètement au moment des scènes un peu plus chaudes et notamment dans la représentation de ces moments post-orgasmiques avec une explosion de couleurs et de néons flashy. Et putain il faut bien avouer que si les personnages prennent leur pied, toi lecteur tu en prends plein les yeux en même temps (pas de vannes sur ça please).
Mais revenons à l’histoire. Parce qu’avant de s’envoyer en l’air dans des toilettes, Suzie tient à nous raconter la sienne. Et ça commence pas bien pour elle. On y apprend un passé tragique avec la perte de son père et de sa mère qui sombre dans l’alcool et la dépression. La Suzie adulte nous raconte comment la Suzie enfant/ado essayait de surmonter tout ça. Et un soir, alors qu’elle est dans sa baignoire la petite Suzie découvre son corps. Sauf que quand Suzie se fait plaisir, c’est l’explosion. Le temps s’arrête, plus rien ne bouge et des lumières colorées baignent autour d’elle. Est ce que c’est normal ça comme réaction ? Vous qui lisez ces lignes et moi-même on sait bien que non mais remettez vous à la place d’une ado… il y a de quoi se poser des questions non ? Parce que finalement, avant de l’avoir fait on ne peut pas vraiment savoir ce que c’est censé faire. Donc Suzie va essayer de chercher des réponses. On va donc la suivre dans un premier temps dans cette phase de découverte de soi qu’on traverse tout le long de notre adolescence, mais avec son petit « truc » en plus qu’elle appelle « le Grand Calme ». On a donc quelque chose qui du coup s’apparente à une sorte de quête initiatique. Parce que ça a l’air rigolo comme « pouvoir » vu comme ça mais réfléchissez y deux secondes et vous comprendrez que c’est loin d’être fun en fait.
Ce n’est qu’arrivé à l’âge adulte que son monde va de nouveau être bouleversé par sa rencontre avec Jon. Et là elle va se rendre compte qu’elle n’est pas seule à être dotée de ce don. De cette rencontre va découler une histoire d’amour intense, passionnelle et fusionnelle. Et quand la bibliothèque où travaille Suzie menace de se faire fermer par une banque, Jon va avoir l’idée du siècle. Rembourser la dette de la bibliothèque en prenant l’argent là où il se trouve, à la banque. Sans arme, sans haine, ni violence, en « gelant » le temps… juste en tirant un coup.
PARLONS PEU, PARLONS BIEN, PARLONS SEXE
Au delà de son histoire improbable, de cette rencontre entre ces deux Bonnie & Clyde du 21ième siècle et de ses conséquences, Sex Criminals en profite pour aborder de vrais sujets et placer quelques réflexions bien senties. On s’en doute un peu vu le titre et le synopsis mais le sujet principal de la BD est bien sûr le sexe. Mais là où on aurait pu tomber dans la gaudriole bas du front en mode du cul pour du cul, on a affaire à quelque chose de beaucoup plus intelligent et subtil. Car Sex Criminals ne parle pas de cul, mais de sexe, c’est toute la différence. S’il y a bien une chose à retenir de la BD c’est cette volonté de vouloir dédramatiser le sexe, notamment vis-à-vis de la la société. Jamais le récit ne juge ces personnages dans leur rapport au sexe. Au contraire, il présente limite même la particularité de nos 2 héros presque comme une sorte de pratique en soit. Mais pas une pratique mieux ou moins bien qu’une autre, juste une pratique parmi d’autres. A ce titre, le récit assez touchant de Jon et de ses visites fréquentes dans un sex-shop répondant au doux nom de CumWorld en est l’illustration parfaite car quoi de mieux qu’un sex-shop pour mettre en avant toute la palette des sexualités possibles. De manière intéressante, si le récit se pose comme la découverte des personnages et l’acceptation de leur sexualité et de leur amour, l’apparition d’une sorte de police du sexe vers la fin du tome pourrait presque apparaître comme l’illustration d’une tentative de retour d’une autorité morale rigide et réactionnaire voulant rétablir une sorte de « norme » bien précise (ce qui me donne encore plus envie de me jeter sur le tome 2 pour voir où ça mène)
La partie « récit initiatique des héros » du tome est également l’occasion pour Fraction d’aborder aussi le sujet de la découverte de la sexualité au moment de l’adolescence et de la construction de l’individu vis à vis de cela. On a donc droit à quelques piques sympathiques sur entre autre les tabous de la société vis à vis de la sexualité des adolescents, le rôle du système scolaire, d’internet, du porno… L’arrivé à l’âge adulte des personnages sera l’occasion parfaite de balancer sur le monde du travail ou sur la société capitaliste et son rapport avec l’accès à la culture. Ce qui est intéressant c’est que tous ces sujets qui pourraient paraître assez sérieux sont abordés, la plupart du temps, sous l’angle de l’humour ou tout du moins sur un ton assez détaché, ce qui donne une ambiance assez légère au récit. C’est beau, c’est drôle, c’est intelligent, ça se lit tout seul, voire même ça se dévore.
Une excellente surprise et une série qui pourrait devenir un must have de toute bonne étagère de BDs, ce petit bijou du comics indé nous livre une jolie histoire d’amour entre deux personnes se retrouvant autour de leur « don » les entrainant dans une spirale passionnelle et potentiellement destructrice. Au delà de ça, Matt Fraction nous livre aussi une jolie fable apportant des réflexions finalement assez progressistes sur la sexualité sous toutes ses formes et les rapports entre sexe et société assortie de quelques piques bien senties sur le système capitaliste ou encore l’autorité en général. La série a d’ailleurs remporté un Eisner Award en 2014 (un des trophées le plus renommé décerné aux BDs) et devrait être prochainement adaptée à la télé (je dois avouer que ça titille ma curiosité de voir comment ils peuvent retranscrire ça).
Sortie aux US chez Image Comics en 2013, une version traduite est récemment sortie en France éditée par Glénat dans un super album cartonné assorti de petits bonus savoureux (je n’ai pas failli me remettre de la retranscription du dialogue entre Fraction et Zdarsky en mode téléphone rose). Pour moins de 20 euros dans tous les bons comic shop ou magasins de BDs, vous auriez tort de vous en priver.