Partir en vacances avec Emmanuel Lepage : Voyage aux îles de la désolation
« Ce qui est étrange avec le voyage, c’est qu’on ne comprend qu’après – et encore pas toujours – ce qu’on est allé chercher. » p.7. |
Sentir le sable chaud en regardant un reportage d’Arte, être surpris par le cri des mouettes alors même que l’on contemple l’immensité du ciel au travers des fenêtres de son bureau… Ce type de perceptions associatives et réminiscentes s’amplifie à mesure que l’été approche et que notre envie d’ailleurs se fait de plus en plus pressante.
Hélas il est bien évidemment difficile de toujours pouvoir satisfaire ce désir, qui s’échoue souvent sur les rivages peu amènes de notre cher compte en banque dépouillé (au Cri du Troll tout passe dans les bentleys et la dr… Enfin bref !).
Dans ces conditions, trouver un substitut aux gambades parmi les crabes sur des îlots paradisiaques relève de la nécessité vitale. Rien de mieux, à cet égard, que l’oeuvre du maintenant très connu Emmanuel Lepage qui s’est fait une spécialité des récits de voyage depuis plusieurs années. Si Un Printemps à Tchernobyl ou plus récemment La lune est blanche valent à coup sûr le coup d’oeil (et même plus), cet article se concentrera de façon totalement arbitraire sur la Bande-dessinée qui les précède, Voyage aux îles de la Désolation. L’auteur nous y fait découvrir ses pérégrinations dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) à grands coups de crayons et de pinceaux. Dépaysement assuré.
Des pages balayées par le vent de l’océan
« Les terres australes : Crozet, Amsterdam, Saint-Paul…Kerguelen, enfin, jadis surnommées les îles de la Désolation. Des confettis d’empires, égarés dans l’immensité bleue, à cheval entre les quarantième et cinquantième parallèles…Non loin de cette bande blanche qui court au bas des cartes comme pour lester le monde. » p.5 |
Tout commence avec un appel matinal du frère de l’auteur, François, qui l’invite à embarquer à bord du Marion Dufresne, le navire qui ravitaille les terres australes environ trois ou quatre fois par an. Celles-ci sont notamment composées de l’archipel de Crozet, Saint-Paul et Kerguelen, qui forment une espèce de vaste triangle insulaire situé entre la Réunion et l’Antarctique. Totalement isolées et profondément inhospitalières ces possessions françaises du bout du monde ne sont habituellement occupées que par quelques scientifiques passionnés. Après un bref moment d’hésitation, Emmanuel décide de se lancer dans l’aventure, considérant qu’une telle opportunité ne se représentera sans doute pas deux fois.
Voyage aux îles de la désolation est la conclusion artistique de ce périple. On y découvre évidemment les magnifiques paysages des endroits visités par le dessinateur ; rocs et falaises brumeuses plongeant dans les eaux, mers glacées dormant sous une couverture d’étoiles, ou encore plages fouettées par les vents. Une faune incroyable se bouscule sur les planches depuis les colossaux mais patauds éléphants de mer jusqu’aux sympathiques manchots.
L’oeuvre d’Emmanuel Lepage n’est cependant pas qu’un carnet à dessins de plus. Plutôt que de faire une succession de tableaux peut être trop impersonnelle, l’auteur a choisi d’habiter son voyage en entremêlant à l’aspect purement esthétique le récit de ses rencontres. Il est tout autant fasciné par la beauté de la nature que par la vie de ceux qui restent sur les TAAF et leur façon de travailler dans ces contrées hostiles. On en apprend beaucoup sur ces existences quasi monacales et Voyages aux iles de la désolation regorge d’anecdotes amusantes. Ainsi, le fameux panneau de signalisation « attention aux éléphants de mer » existe bel et bien sur l’unique route de Kerguelen – ceux-ci adorant se prélasser sur le béton chaud durant l’été.
Toute ces découvertes sont rendues encore plus belles par la sensibilité toujours présente de l’auteur : par de petits mots, des pensées sur sa vision d’artiste ou ses sensations, il vient offrir un souffle plus intimiste qui évite à son œuvre de tomber dans les travers d’un documentaire trop froid.
Une maîtrise graphique impressionnante
On ne le redira jamais assez : Emmanuel Lepage a été formé par les meilleurs ( Jean-Claude Fournier, mais également l’illustrateur Pierre Joubert) et Voyage aux îles de la désolation témoigne de la maîtrise d’un dessinateur arrivé à maturité.
L’immersion dans les terres australes est à cet égard grandement facilitée par la diversité des techniques utilisées. Crayons, encres divers, fusain, pastel, aquarelle sont mis à profit dans le souci d’offrir une expérience visuelle la plus variée possible au lecteur ainsi que pour marquer la différence entre panorama ou personnage saisi sur le vif, et récit séquencé construit a posteriori. Il ne s’agit pas uniquement de « faire joli » mais aussi tout simplement de faciliter la construction et la découverte d’une œuvre multiple, à la fois documentaire, aventure personnelle, recherche esthétique. Détail intéressant allant en ce sens, les passages retraçant l’histoire des endroits traversés par l’auteur, fort plaisants (notamment celui qui retrace la découverte de Kerguelen), font l’objet d’un traitement graphique spécifique qui les distingue du récit lui-même.
Bref, le Marion Dufresne vogue d’île en île tout autant que nous voguons de surprise en surprise : en tournant une page, on passe d’une planche assez classique en noir et blanc à un sublime paysage dont la flamboyance des couleurs nous emporte avec elle. Voyages aux îles de la Désolation n’est pas une épopée imaginaire. Bien au contraire, elle s’ancre solidement dans le réel… Et pourtant, chacun de ses tableaux est l’occasion de se plonger dans des rêveries étranges, certains rivages accores et glacés imposant même à mon esprit tordu une atmosphère toute lovecraftienne (Les montagnes hallucinées). Chacun ira sans peine de ses visions afin de se lancer éventuellement dans une traversée plus éthérée et personnelle, tant Emmanuel Lepage parvient à capturer ces paysages insulaires dans leurs états les plus évocateurs, puissants et authentiques.
Le chant des vagues, la froideur de l’océan, l’odeur du sel, autant de sensations qui demeurent longtemps dans tout notre corps une fois Voyage aux îles de la Désolation refermée. Nous demeurons si loin de ces terres perdues, mais sommes en même temps si près de leurs rivages ; c’est là la magie de l’art, parfaitement exécutée par Emmanuel Lepage. Pour tous ceux qui veulent partir sans franchir le pas de leur porte, voici une œuvre qu’on ne saurait trop vous conseiller.
P.S : Allongé.e sur une plage de galets, attention quand même à ne pas se faire pincer les fesses par un manchot bagarreur…