No guns life, le polar cyberpunk
Il y a des mecs comme ça, ils savent dessiner. C’est pas une maladie, enfin pas tout à fait parce que ça te donne quand même un statut bizarroïde de monstre de foire sympathique dont on montre les prouesses picturales à la voisine. Je fais partie de cette mince caste étrange et entre gens du milieu on s’apostrophe d’un simple regard, on sait que l’autre en est… L’illustre John Howe dit que tout le monde sait dessiner à l’origine, qu’on utilise ses dix doigts gamins à faire certes diverses choses comme des conneries, de la spéléologie nasale, des tâches de chocolat sur le canapé de pépé, mais aussi et surtout des dessins. Or selon lui l’intrusion de l’activité regrettable de l’écriture, qui me permet une nouvelle fois de vous navrer de mes apartés, finit par ruiner l’artistique fibre qui a éclot en nous dès la naissance et qui dès lors périclite comme la masse capillaire passé la trentaine… Ne demeure que quelques spécimens qui toujours s’extasient au maniement du crayon. On peut même nous soupçonner de pingrerie puisque nous avons cet avantage dégueulasse de pouvoir faire des cadeaux pour pas un rond et d’en tirer même des compliments chaleureux.
Or mes bien chers frères, dans notre caste fermée et presque kabbalistique il ne règne pas une joyeuse démocratie des talents et le maigre scribouillard plébéien que je suis n’a que pour lui la sensibilité permettant de reconnaître le génie artistique quand il le voit. Et justement, après vous avoir bien cassé les noisettes pendant une nouvelle introduction interminable et nombriliste, j’en viens à mon sujet ; putain de bordel Tasuku Karasuma dessine comme un dieu. C’est la première chose qui m’a sauté aux yeux en parcourant ce manga. La tronche de revolver du héros (j’y reviendrai) est finalement passée au second plan et ce qui m’a poussé tel un zombi consommateur vers la caisse enregistreuse de mon libraire c’est cette seule virtuosité graphique… oui, je sais, je suis faible, mais jusque là mes pioches aléatoires et surtout motivées par de l’intérêt graphique m’ont fait découvrir Le roy des ribauds, Tokyo Ghost, La fille maudite du capitaine… et j’en passe. Et puis bon, j’ai de bons libraires, hein, je crois qu’on commence à comprendre.
Polar sous influence
Alors alors mes loulous, je m’égare, revenons donc si vous le voulez bien à notre petit manga de derrière les fagots. L’histoire se déroule dans une ville anonyme dont le passé plonge dans un brouillard chronologique sur lequel l’auteur s’étend très peu. Cela fait un peu penser à un univers à la Sin City sans l’iconisation du lieu justement, avec de faux-air également de Dark City, le tout ciselé dans un écrin de polar cyberpunk dont certains accents ne sont pas sans rappeler Gunnm premier du nom. Oui, on pourrait penser comme ça sur le papier que c’est un sacré merdier foutoir sans imagination, mais ce n’est pas aussi simple. On baigne tous dans des références de tous types simplement parce que nous sommes des consommateurs assidus de produits culturels et ne nous leurrons pas, l’immense majorité des œuvres que nous avons à notre disposition a été, à différents degrés, inspirée, stimulée, influencée, suggérée… par une infinité d’autres, parfois même sans que l’auteur en ait pleinement conscience. Alors rien ne me fait plus vriller la contenance que des condamnations à priori par des péteux qui n’ont comme argumentaire qu’un maigre « cé pa original, cé nul »… La plupart des conneaux de l’espace qui sortent ce genre de subtilités ahuries, quand ils pensent trouver la pépite originale sont juste trop incultes pour en relever les références et se repaissent goulûment d’une originalité fictive, aimablement assise, et avec raison, sur de bonnes références bien traitées. Mais la tendance actuelle en est à la nouveauté, au révolutionnaire, au jamais vu surprenant. Haro sur le classique. Et justement, No guns life ne cache pas ses influences, il ne boude pas les codes inhérents à son (ses) genre(s) et c’est justement parce qu’il les respecte avec adresse que le manga est bon, savoureux même. L’œuvre pue la clope, glisse dans des ruelles mal-famées et des coupes gorges, projette des ombres démesurées et campe des personnages badass comme on les aime.
Charisme et blondinette
La faune des protagonistes de ce polar cyberpunk suit très bien les codes là aussi, à commencer par le héros, Junzo Inui. C’est un grand gaillard à imperméable de détective qui fume ses cigarettes avec style comme un vrai poseur. Néanmoins il a une particularité, comme je l’ai évoqué plus haut ; il a une putain de ganache de revolver. Il n’aime pas certaines choses, comme se mouiller la tête ; il craint la rouille… Mais surtout, surtout, il déteste qu’on lui touche la crosse… du flingue, la crosse bordel… c’est pas possible d’avoir un esprit aussi mal tourné… Bref, son job c’est de traquer les êtres modifiés à problèmes et de faire disparaître lesdits problèmes. Un délicat, un esthète. Il est accompagné dans cet univers d’une foule d’autres personnages tout aussi charismatiques sans qu’il soit souvent trop besoin de les bosser en profondeur. Ils sont davantage des archétypes plutôt bien troussés que des individus à part entière. Ainsi on voit passer la galerie classique des mafieux et des hommes de main. Reste néanmoins Mary, la pote de Juzo, une sorte de toubib-mécanicienne, spécialisée dans les extensions mécaniques pour humains. Elle est blasée mais excentrique et ne peut s’empêcher de faire l’andouille. La mine barrée de cernes d’insomniaque et les cheveux en bataille, elle attire tout de suite une certaine sympathie et ses aspects les plus débordants contrastent bien avec l’économie substantielle de mots dont nous gratifie Juzo. Reste le mystérieux gamin de l’histoire sur lequel je vais me taire pour ne pas vous saboter la découverte.
Univers et capitalisme
Il faut tout de même que je vous en dise davantage sur l’univers dans lequel vous allez mettre les pieds. On se trouve donc dans une ville dystopique, sombre et portant dans son âme la cicatrice vivace d’une grande guerre sur laquelle on n’apprend peu de chose. A partir de ce conflit fondateur, les humains ont commencé à être progressivement équipés d’extends, des extensions cybernétiques de leur corps dans lesquelles Mary est spécialisée et produite par une entreprise que l’on pressant hyperpuissante, Berühren. Juzo est un homme justement modifié de cette manière pendant la guerre. En plus d’être doté d’une tête de flingue il possède un revolver incrusté dans la main droite ainsi que d’autres instruments mécaniques dans le corps, lui conférant une force et une résistance hors du commun. Même dans le monde fascinant des extends il fait figure de mec balaise. Or un jour il est embarqué dans une histoire d’enlèvement d’un gamin d’un orphelinat qui va l’amener à rompre ses habitudes et l’entraîner dans une spirale mortelle puisque ceux qui souhaitent retrouver le gosse ont les moyens de casser un petit peu les natatoires. Là aussi, loin de réinventer l’écriture d’une histoire de polar noir, on suit malgré tout avec un certain plaisir les démêlés de Juzo avec une foule de vilains-pas-beaux et il est toujours jouissif de le voir rouler des mécaniques et balancer des patates de forain cybernétique. Par exemple il colle une droite à un train… oui, un train… et lancé à pleine vitesse hein… il est comme ça Juzo, faut pas tenter de l’empêcher de faire son boulot. Si on l’empêche il reste humain… enfin humain… bon vous m’avez compris… il a sa petite sensibilité et des fois les choses se règlent plus facilement en cassant des dents… même celles d’une locomotive.
Au delà de l’histoire plutôt calibrée on sent qu’avec ce premier tome nous n’avons fait qu’effleurer la surface de ce qui semble nous attendre pour la suite. Trop d’inconnues demeurent, sur la cité, sur l’histoire de Juzo, sur les plans de la firme Berühren, sur le mystérieux gamin et ses capacités étranges… beaucoup d’éléments restent en suspend et du coup quand on referme l’ouvrage on a envie de continuer à dérouler l’écheveau… Il est à noter que le premier tome ne se termine pas en plein pic de tension de l’histoire comme savent très bien le faire une infinité de séries manga. Non, ici l’auteur a clôt un premier temps du récit global et sans toutes les questions laissées en suspend tout au long de l’œuvre, ce tome peut presque se suffire à lui-même. Le tome 2 est prévu pour le 20 janvier 2017 alors on n’a pas trop à attendre pour avoir la suite.
Si vous aimez bien les polars, le cyberpunk, les œuvres de genre qui assument et savent tirer le meilleur de leurs codes je ne saurais trop vous conseiller de jeter un œil à ce manga. Le dessin est impeccable, le découpage très dynamique, l’histoire plutôt sympathique. Et en plus il est ponctué de petits trucs marrants qui permettent de mettre un peu de détachement dans le tragique. Sans être la révolution dans le manga, No guns life est efficace et permet de passer un très bon moment de lecture.