Myrkur, « Folkesange » : du black metal à la trad’ scandinave, itinéraire d’Amalie Bruun
Apparu au cours des années 80 mais véritablement émergent depuis une trentaine d’années, le black-metal agrège une part conséquente des clichés attribués au metal en général : un chant guttural, des guitares saturées, des visuels sanglants et une atmosphère occulte… Longtemps, ce milieu underground, particulièrement actif dans les pays scandinaves (connu notamment pour sa responsabilité dans l’incendie de plusieurs églises norvégiennes) fut donc entouré d’une brume sulfureuse, dont il ne s’est toujours guère départi. Enfin, sous-genre ésotérique d’un univers déjà très masculin (à ses origines), le black-metal constitue l’un des derniers bastions musicaux où la présence d’artistes féminines demeure exceptionnelle. À l’occasion de la sortie de son dernier album, « Folkesange« , penchons-nous donc sur le cas de l’une d’entre elles : Myrkur.
Myrkur : tour d’horizon dans les ténèbres scandinaves
Bien que lancé à New York en 2014, le projet Myrkur est marqué par une très forte identité scandinave. Il a pour figure centrale la chanteuse et musicienne danoise Amalie Bruun, qui compose, écrit et interprète ET produit dans une très large mesure (c’est-à-dire, à l’unique exception de la batterie) les morceaux du groupe. En dépit de l’anonymat souhaité aux débuts de l’aventure par son instigatrice, il serait désormais mieux venu de parler de one-woman-band, les musiciens additionnels étant soit invités à titre exceptionnel sur les albums, soit accompagnateurs de tournée. Multi-instrumentiste, Brunn (qui, donc, ne compte pas pour des prunes), non contente d’assurer tous les chants, les guitares et les basses, ajoute aux compositions une couleur résolument folklorique et traditionnelle. Cette patine organique est portée par l’ajout de violons, de lyre, de piano, de nyckelharpa (voir photo ci-dessous), de tambour sur cadre…
Cette forte identité folklorique est renforcée par l’accent mis sur les racines scandinaves de Bruun, aussi bien à travers l’univers visuel que dans les paroles du groupe. Myrkur signifie ainsi « obscurité » en islandais ; soulignons que la racine vieille-norroise –myrk, particulièrement prisée des philologues des XIXe-XXe siècles, se retrouve également dans le nom « Mirkwood« , employé par plusieurs auteurs (dont Tolkien) pour désigner des forêts profondes et mystérieuses. Polyglotte, Bruun chante aussi bien en anglais qu’en danois, ou encore en suédois. Aussi, les références à la mythologie et aux superstitions scandinaves sont-elles légions dans son œuvre (cf : les morceaux Leaves of Yggdrasil, Tor i Helheim, et Harpens Kraft, l’évocation des runes au sein des artworks…). Enfin, l’imagerie des vidéos officielles du groupe, aussi bien que les petits clips tournés par la chanteuse la mettent en scène dans d’angoissants cadres forestiers, jouant d’un instrument acoustique ou chantant sans amplification aucune. Une curieuse identité de sorcière virginale, à la fois glauque et enfantine, nimbe ainsi la présence de Bruun au cœur du projet Myrkur.
En effet, une certaine alternance de passages relevant du metal extreme (avec double-pédale, screams, guitares saturées) avec d’autres appartenant à un registre plus éthéré (chant pastoral haut-perché, voix enfantine, instruments traditionnels), qui n’est pas sans rappeler la patte des Suédois d’Opeth, nourrit une musique ambivalente et schizophrénique. Autrefois membre du duo de pop/rock Ex-Cops, au succès limité, Bruun est issue d’un background aux antipodes de son sombre rejeton de 2014. Et, comme à chaque prise de risque intervenant dans un milieu très codifié, Myrkur ne manqua pas de soulever des réactions contrastées. En dépit d’un parrainage absolument prestigieux pour son premier album (co-production de Kristoffer Rygg, frontman d’Ulver ; participation de Teloch, guitariste de Mayhem et *nom commun désignant le téléviseur en argotique* – le Robert Illustré -), Myrkur souffrit parfois de critiques fielleuses.
Il fut ainsi reproché à la maison Relapse Records des velléités bassement commerciales, et une dénaturation du black-metal originel par l’emploi du chant féminin, mais plus encore par la promotion même d’une figure féminine. À ces critiques s’ajoutèrent un harcèlement sexiste et des menaces de mort directement adressées à Amalie Bruun, de la part d’une partie du public s’autoproclamant puriste, mais aussi d’autres groupes de black-metal, dénonçant pour les mêmes motifs une « concurrence déloyale ». Interviewée à plusieurs reprises sur la question, Bruun confessa avoir délibérément restreint les lignes et plateformes promotionnelles du groupe, notamment en matière de communication avec sa propre fanbase, pour ces raisons. Mes sœurs, mes frères, constatons tristement et pour une fois encore l’omniprésence de l’éternelle et prévisible connerie humaine, fût-ce dans ses champs créatifs a priori les plus subversifs et non-conformistes. Amen.
En dépit de ces réactions nauséabondes, le projet s’attira des critiques particulièrement élogieuses, saluant non seulement l’ouverture progressive du metal extrême aux artistes féminines, mais aussi une œuvre aux immenses qualités intrinsèques. Parmi elles, un renouveau fort bienvenu dans un style déjà vieux de trente ans, porté par une patine organique et une qualité de production tout à fait singulières. Ajoutons à cela une forte identité de chaque morceau, constituant un opus hétérogène et surprenant. L’album suivant, « Mareridt« , poursuit cette trajectoire diffuse et envoûtante, remportant la distinction Album of the Year des Metal Hammer’s Golden Gods Awards… Une première pour une artiste féminine dans cette compétition, et devant des groupes bien plus consensuels tels que Nightwish, Epica ou encore Lacuna Coil. Toujours soucieuse de se renouveler, Bruun opta cependant pour un grand renversement lorsque vint le temps du troisième opus de Myrkur, « Folkesange ».
Folkesange : un lumineux interlude
Malgré sa nature cohérente et unique, « Folkesange » ne constitue pas un concept album. L’opus rassemble certes des morceaux de couleur folk/traditionnelle, mais ceux-ci sont issus de diverses ascendances. Désireuse de produire certains morceaux strictement acoustiques, sans pour autant parvenir à les intégrer aux shows et aux autres albums, Bruun décida à défaut des les compiler en un standalone. Le choix de la couverture explicite ce retour aux racines scandinaves de la chanteuse : il s’agit d’une vieille peinture transmise par sa grand-mère, à la fois évocatrice des rudes fjords nordiques, des traditions folkloriques, et de la féminité. Au reste, l’enfance de Bruun fut bercée par l’écoute de nombreux artistes folk, scandinaves ou non : Ranarim, Joan Baez, Harald Foss, Folk och Rackare…
Des morceaux comme Ella ou Leaves of Yggdrasil sont ainsi d’authentiques textes et compositions, quand Tor i Heilheim est en grande partie basé sur la saga islandaise de l’Edda, rapportée par le chroniqueur médiéval Snorri Sturluson. D’autres, à l’instar du morceau suédois Harpens Kraft, sont d’authentiques pièces traditionnelles, remontant parfois jusqu’au Moyen Âge. Cette ballade fait référence au « pouvoir d’une harpe » utilisée par un héros afin de récupérer sa promise, retenue captive par un homme-poisson tapi sous un pont. Ici encore, Brunn, multi-instrumentiste, s’entoure de collaborateurs ponctuels mais remarquables, à l’image du producteur Christopher Juul. Ce dernier est par ailleurs fondateur du groupe de folk expérimental atmosphérique Heilung, que l’on peut rapprocher de Wardruna, quoique plus proche de l’univers black metal en termes vocaux et visuels. En outre, des chœurs féminins absolument célestes, une mandoline et quelques cordes supplémentaires (violons, violoncelles) viennent étoffer les pièces de l’album.
Enfin, le liant de « Folkesange » réside probablement dans l’hommage explicite de Bruun aux artistes ayant innervé sa créativité au cours de son enfance. Alors que la scène black metal l’a plutôt nourrie durant l’adolescence (années 90’s-2000’s), nombre des artistes susmentionnés lui étaient déjà familiers dès le plus jeune âge. Une bien belle façon d’assumer une part d’identité en oscillation constante entre sombre épouvante et innocence éthérée, au moment où la chanteuse devenait mère à son tour. Témoin, le morceau House Carpenter, tiré du folklore écossais, dont l’interprétation par Joan Baez devait marquer la Danoise. Une fois n’est pas coutume, la pièce narre le départ d’une jeune mariée infidèle pour l’océan, gagnant le navire d’un amant beau parleur et délaissant ainsi son mari charpentier et un nourrisson… pour périr en mer et se vouer à la damnation !
« Folkesange » constitue un album céleste, à la qualité de production irréprochable et à l’interprétation sublime. S’il dépareille singulièrement avec les autres albums de Myrkur, il ne constitue en aucun cas une rupture irrévocable dans le style du groupe. Pensé comme un interlude sous forme d’hommage, l’opus constitue davantage un concentré des traits les plus iréniques, organiques et enfantins du projet. Malgré cette relative homogénéité, la diversité des orchestrations, arrangements, langues et époques convoqués suffit à faire voyager durant les quelques 40 minutes d’écoute. Si l’album ne convaincra certainement pas les puristes du black metal, pas plus qu’il ne constituera une porte d’entrée représentative pour la musique de Myrkur, il séduira à n’en pas douter tout amateur de musique folk, ou tout fan désireux d’être surpris.