Mother Sarah : Kenshiro en PLS
Quand on songe à Katsuhiro Otomo et plus encore quand on évoque le genre du post-apo, on pense immédiatement à Akira. En effet, le manga devenu culte a irrigué la culture populaire et amorcé, avec d’autres (on y reviendra) une véritable radiation évolutive dans le manga et au-delà. Cependant, à côté du chef d’œuvre, Otomo est à l’origine d’autres récits qui méritent qu’on s’y arrête, en particulier Mother Sarah, ne serait-ce que pour la modernisation radicale de la notion de héros que l’auteur nippon a opérée par rapport à son manga le plus célèbre. Préparez-vous à une plongée dans les années 90, pas celles des survêts fluos et de la Dance mais celles de la peur de l’apocalypse et de l’effondrement des sociétés modernes.
Rentrer sur terre
Mother Sarah est donc un manga qui suit immédiatement Akira dans l’œuvre d’Otomo. Ici seulement scénariste, il imprime à son récit une atmosphère où fleurent bon certaines craintes à la fois typiques de l’époque et en même temps propres au Japon, au premier chef l’apocalypse nucléaire. En effet, la Terre a été ravagée par un conflit nucléaire global qui qui a rendu sa surface inhabitable, conduisant les survivants à aller vivre dans des stations spatiales. Cependant, des conflits déchirent la société ; deux factions s’affrontent sur le « traitement » à apporter à la planète. Les uns, Epoque, souhaitent faire exploser une bombe très puissante pour modifier l’axe de rotation de la Terre, afin de paralyser dans la glace un hémisphère Nord trop irradié et les autres, Mother Earth, s’indignent du projet, invoquant le fait que trop de mal a déjà été fait et que cela ne fera qu’aggraver les choses. Le gouvernement est très partagé et les débats sont houleux, quand finalement, profitant de cette faiblesse, les partisans d’Epoque décident de lancer leur bombe, plongeant les stations spatiales humaines dans la guerre civile. De ce fait La situation en devient critique, et l’humanité amorce un retour prématuré sur Terre. Dans une ambiance de terrorisme et d’affrontements armés, les humains se préparent à descendre sur la surface de la planète. On commence à suivre Sarah qui, avec sa famille, attend son embarquement. Or, coup de théâtre, le mari de Sarah semble recherché ; une bousculade éclate et la famille se perd dans l’embarquement. Ce prélude laisse peu de choses filtrer et on attaque vraiment le manga avec une foule de questions en tête.
Une ellipse plus tard, on retrouve Sarah dans un paysage désertique aux côtés d’un curieux petit homme, Tsétsé, un marchand ambulant. Sarah, on l’apprend vite, est à la recherche de ses enfants et ce sera la colonne vertébrale du récit : un voyage initiatique un peu particulier dans lequel l’accomplissement du héros est remplacé par la recherche d’une rédemption. L’histoire se déroule en différents arcs scénaristiques dans lesquels Sarah se voit confrontée à des situations de crise, qu’elle tentera de résoudre à l’aide de sa force physique et morale.
Héros au féminin
Le manga a été écrit à une époque de grand chambardement des valeurs nippones, comme l’exprime bien Jean-Marie Bouissou dans Manga : Histoire et univers de la bande-dessinée japonaise : un « renversement qui s’opère depuis les années 1990 dans les mentalités japonaises au profit des valeurs féminines ». Il prête au Nausicaä de Miyazaki (le manga) l’origine de la bascule, c’est-à-dire entre 1982 et 1994. Il est vrai que dès ce moment, on assiste à une multiplication des héroïnes fortes dans le manga comme Gally de Gunnm (1990-1995), Dunan d’Appleseed (1985-1989), Kusanagi de Ghost in the Shell (1989-1991) pour ne causer que de celles qui apparaissent dans un univers similaire. Mother Sarah, publié à partir de 1990 se situe dans ce moment de floraison où certains auteurs s’attachent à définir une nouvelle image de la femme dans un pays où depuis 1946, l’égalité homme-femme existe mais est limitée par la « discrimination raisonnable », qui s’exerce au niveau de la famille. Si cela vous intéresse, vous pouvez lire l’article d’Isabelle Konuma, Le statut juridique de l’épouse au Japon : la question de l’égalité.
Le genre du manga se fait donc un relais des débats qui agitent la société japonaise et leur succès a probablement contribué à populariser de nouveaux points de vue. Si on en revient justement à Otomo, il est intéressant de remarquer qu’après avoir mis en scène un Kaneda, chef de bande un peu macho, il prend un virage important en créant un personnage presque aux antipodes. Sarah est une femme d’âge moyen qui incarne à la fois la mère nimbée d’une certaine droiture morale et en même temps un personnage avec un vrai courage physique doté d’une boxe brutale et efficace. De ce fait, Otomo conjugue dans son héroïne à la fois des attributs féminins et masculins, chacun étant très marqués. Sarah est une sorte d’idéal-type de la mère qui rayonne la maternité et qui pourtant ne cesse de se battre avec une grande violence selon un modèle associé à priori aux hommes. Ainsi elle représente une sorte de synthèse dans la représentation théorique des caractères genres dans le Japon traditionnel, à savoir la femme comme mère et l’homme comme un vaillant combattant. Dans le genre post-apo, c’est presque une refonte du héros solitaire combattant le crime dans un monde sans foi ni loi à la Kenshiro. Le héros ultra-virilisé aux méthodes frontales est humanisé et replacé dans un univers plus réaliste aux enjeux concrets. D’ailleurs en temps que femme dans un monde qui a vu se déliter le droit et où les groupes militaires règnent sans partage sa condition de femme revient plusieurs fois brutalement au premier plan. Sarah oppose alors aux tentatives d’outrage de grandes mandales distribuées avec du cœur parce que c’est pas toujours le moment d’être cérébrale.
Le post-apo plausible
Ce qui frappe en tout cas à la lecture de Mother Sarah, c’est le réalisme de l’environnement post-apocalyptique, bâti à la fois dans le scénario par Otomo et également très bien rendu par le dessin de Takumi Nagayatsu. C’est un peu le pendant de la hard-SF pour le genre post-apo. La Terre, ravagée, n’est qu’un vaste désert dans lequel les populations tentent de survivre sur fond de guerre permanente entre les deux factions rivales. Otomo y décrit la brutalité des gens de guerre qui incarnent un arbitraire implacable dont la seule vocation semble être d’enfoncer encore davantage l’humanité dans son effondrement. On croise également le thème de la manipulation des individus, qui finissent par tomber dans une sorte de totalitarisme particulièrement abject. Pour autant, ces thèmes sont toujours abordés avec un certain recul critique et si certains militaires reçoivent un traitement très monolithique, d’autres protagonistes s’opposant à Sarah ont une construction bien plus fine, dans laquelle on discerne difficilement le Bien du Mal. Sarah elle-même n’est pas totalement le parangon de vertu qu’on imagine au début, elle possède ses failles et, comme on l’a vu, cherche tout au long de son aventure la rédemption. En clair, le manga se contente à peine de forcer le trait pour faire ressortir certaines des abjections de l’humanité et fait évoluer en contre-point une héroïne qui, si elle possède d’importantes valeurs morales, n’en demeure pas moins humaine. Cela accentue l’identification et donc l’immersion dans l’histoire.
Le décor, lui, est dominé par l’aridité mais aussi par les vestiges de l’ancienne civilisation technologique humaine. Il n’en subsiste que des ruines où les hommes du temps se rassemblent pour survivre ou tentent de grappiller les restes pour satisfaire des besoins très secondaires. Le constat est un peu déprimant ; même dans l’adversité, même en butte au déclin de l’humanité, les bas-instincts ressurgissent invariablement.
Cependant ce tableau de l’apocalypse ne possède cependant pas vraiment la dimension quasi-prophétique de Nausicaä ; l’effondrement par la guerre nucléaire fait davantage ressortir les vieilles angoisses japonaises vis à vis du feu nucléaire que la véritable anticipation de l’impact de l’humanité sur les milieux. C’est donc de la collapsologie à l’ancienne, un peu Guerre Froide, que développe Otomo. Néanmoins toutes les problématiques ne qu’il soulève n’ont pas cet aspect vintage et l’histoire des années 90 trouve des échos très prégnants dans Mother Sarah ; la guerre de Bosnie et, plus largement, la recrudescence des conflits de basse intensité dans le monde avec leur cortège d’horreurs. C’est clairement cette ambiance qui anime le manga. De fait, Otomo semble avoir davantage traduit son époque qu’anticipé la nôtre, et ça mes amis, le petit historien en moi aime très fort.
Mother Sarah est une œuvre qui mérite vraiment un coup d’œil attentif. Elle permet de découvrir une réflexion sur l’effondrement de nos sociétés, certes avec le ressort un peu daté de la guerre nucléaire, mais avec une certaine rigueur formelle qui permet d’apprécier un avenir potentiel de l’humanité, placé sous des auspices terriblement familiers. La guerre, la barbarie, la foi aveugle… Tous ces penchants bien humains qui jalonnent l’histoire font partie du quotidien de Sarah et elle tente d’apporter un peu de justice dans ce tableau bien sombre. Tous les passionnés du genre devraient prendre beaucoup de plaisir à suivre cette intrigue, qui malheureusement est très difficilement trouvable pour un prix raisonnable. On espère que Delcourt aura la bonne idée de le rééditer !