Les voleurs de Carthage, deux tomes d’Antiquité
Il est assez rare que je me lance dans la bande dessinée, sans doute parce que la dernière série que j’ai suivie, Les Chroniques de la Lune Noire, s’est poursuivie et se poursuit encore dans un nombre invraisemblable de volumes, de plus en plus creux, de plus en plus délités, comme une terrible fuite en avant. Désormais, mon premier réflexe est de demander à l’aimable vendeur sur combien de tomes est prévue l’œuvre. C’est précisément ce que j’ai fait quand j’ai vu sur les rayonnages cette couverture jaune aux dessins à la stylisation troublante. L’œil brillant en entendant cette question (le fourbe, c’est lui qui m’avait vendu la majeure partie des Chroniques…) il m’a répondu, un sourire en coin, qu’il n’y avait que deux volumes prévus. Je me suis donc laissé tenter par cette fresque historique, presque épique, mais d’une subtilité de fond extrêmement bienvenue.
Carthage, quesaco ?
A n’en pas douter, pour beaucoup, Carthage c’est souvent des souvenirs imprécis d’une œuvre magistrale d’un certain Flaubert, fleuron du romantisme, remplie d’orientalisme à nos sens capiteux, d’encens et de femmes girondes. Plus rarement c’est Didon, ses amours avec Enée sous le calame de Virgile, mais c’est aussi et avant tout une puissante cité phénicienne qui domina la Méditerranée occidentale entre le Ve et le III siècle avant notre ère. De sa rencontre homérique avec Rome naîtront trois terribles guerres pour le contrôle de cette mer, les Guerres Puniques. Carthage c’est aussi une cité fondée par des Phéniciens, un peuple navigateur et commerçant originaire de la région du Liban actuel, dépositaire d’une civilisation originale ainsi que d’une langue et d’un alphabet qui n’a rien de moins qu’influencé l’alphabet grec lui-même. En somme, c’est une plongée dans l’Histoire que je vous propose, dans l’Antiquité, période qui a tant fasciné les auteurs et qui continue à le faire pour le meilleur (Ben Hur) et le pire (Le Choc des Titans…)
Or avant tout, au commencement était non pas le verbe, mais bien une envie, un fantasme même, si j’en crois les paroles de Tanquerelle, le dessinateur. En effet, on ne se lance pas dans ce genre de projet, autant tissé de passion, sans une profonde motivation, de celles qui emplissent, sans qu’on sache bien pourquoi, nos esprits de tant d’images pittoresques et sublimes. Et voilà donc que nous retrouvons ce grand idéal d’orientalisme, cette fresque délicieuse, Salammbô, comme motivation de nos deux auteurs, Appollo, pour le scénario et effectivement Tanquerelle au dessin. Ce livre est un condensé de mythologie moderne et a déjà beaucoup stimulé la création, ne serait-ce, en bande dessinée que son adaptation par Druillet. Le dessinateur porté par sa soif de graphismes exotiques, le scénariste par ses résonances personnelles (il est originaire de Carthage, cela ne s’invente pas), se mirent donc ensemble à travailler sur une grande fresque épique, avec du sang, de la passion et des batailles… mais aussi un peu plus que cela, ou plutôt même, un peu autre chose.
La mort de Cléopâtre de Jean-André Rixens ; l’orientalisme dans toute sa capiteuse splendeur
Le point Histoire de Flavius
Avant de poursuivre, il me semble important de faire un petit point historique (oui, vous n’y couperez pas, même pas la peine d’y penser!). L’œuvre de Flaubert se situait après la première Guerre Punique (264-241 av. J.-C.), après la première défaite de Carthage contre Rome, plus précisément pendant cette terrible révolte des mercenaires non payés qui causèrent tant de maux à la cité punique. Cela donnait un accent dantesque au livre : la cité prise dans une tourmente mortelle ne tenait qu’à un fil, et le courage de Salammbô portait presque à bout de bras les arpents de vertu d’un monde noyé dans les plaisirs. Les voleurs de Carthage se situe à un autre moment mais non moins dramatique, celui de la troisième et dernière Guerre Punique (149-146 av. J.-C.), qui verra, je le dis sans spoiler je l’espère (sinon courez malheureux rattraper votre retard en Histoire antique, c’est un ordre !!!), la chute de Carthage et le triomphe de Rome. Pour information, Hannibal, ses éléphants, les délices de Capoue, tout ça c’est la deuxième Guerre Punique (218-201 av. J.-C.).
En choisissant d’ancrer leur récit dans cette nouvelle période, les auteurs rompent un peu avec la structure narrative de Flaubert, montrant implicitement que s’ils sont redevables au maître pour l’inspiration et quelques références, ils comptent bien bâtir une œuvre qui leur ressemble. Ainsi, projeté dans ce moment décisif on ressent à la lecture une impression de plus en plus lancinante de « fin du monde », de désastre inévitable, inéluctable. Le second tome surtout transmet beaucoup cette impression, et ce faisant la bande-dessinée, de légère et décalée qu’elle soit, n’en demeure pas moins profondément touchante parce qu’intensément humaine.
Au plus près des humains
Dans le registre de l’épique, dans ces grandes fresques mythologiques, les figures des héros sont la plupart du temps, par essence, des êtres surhumains dont la vulnérabilité n’est qu’un axe symbolique complexifiant leur stature monolithique. La tragédie avait tempéré cet esprit mais on restait loin de celui somme toute très actuel qui souffle sous la plume et le crayon des auteurs. Malingres et bourrus, crétins et arrivistes, humains et fragiles, nos héros sont à l’antithèse des charismatiques héros de péplums. Ce sont de merveilleux archétypes d’antihéros un peu à coté de la plaque, qui ne comprennent pas tout à fait ce qui se joue autour d’eux, même s’ils ont ponctuellement de beaux éclairs de génie.
Enfin, le clairvoyant c’est surtout le Numide, Berkan, être désenchanté et lucide, féroce au combat (rappelez-vous, ne jamais parler sèchement à un Numide…).
Horodamus, le Gaulois est… un peu neuneu, bourrin certes malgré son physique de coton-tige, il est le naïf de service. On lui doit les plus consternantes approches de séduction de son siècle : « Donne moi une raison de ne pas profiter de toi avant de te vendre. » Merci Horodamus pour cet instant de lyrisme gaulois.
Tara, la belle carthaginoise, qui doit faire face au délicat, est une voleuse subtile et ambitieuse qui est à l’opposé de la mythique Salammbô. Mais vous aurez peut être remarqué que l’on suit des personnages en miroir, déformant certes, mais bien issus de l’œuvre de Flaubert, Horodamus et Berkan en lieu et place de Mathô et Narr’havas.
Le Grec Spendius trouve lui-aussi un alter-ego en la personne d’Antigone. On pourrait creuser davantage les similitudes mais elles demeurent dans le champ de l’hommage, le contenu lui est très différent dans le propos, d’atmosphère, le langage… Bref, n’attendez pas trouver du romantisme lyrique, je dis ça pour les lambins qui ne l’auraient pas compris après la fulgurance du Gaulois.
Réinventer le mythe
En fait il est clair que les auteurs se sont un peu coulés dans le modèle tracé par le maître parce qu’ils ont pu s’y approprier des scènes très chargées du point de vue de la narration et du visuel. J’en tiens pour preuve le passage avec la monstrueuse divinité Moloch, qui a dû marquer tous les lecteurs de Salammbô. Le caractère épique des batailles, l’infiltration nocturne dans Carthage, Tanit… tout cela se retrouve et on se plaît à relever ces clins d’œil qui sont lancés avec justesse, car servant complètement le récit. Le message dans tout cela, foin de romantisme éthéré comme je l’ai dit, s’est au contraire frappé au sceau tant d’un froid réalisme que d’un humour extrêmement sympathique. C’est aussi doux et amer que les derniers Livres de Kaamelott d’Alexandre Astier, un ton désenchanté et en même temps rigolard, qui se retrouve beaucoup dans les créations françaises actuelles, au point que je me demande si ce n’est pas une trace culturelle commune que nous aurions en partage.
Les Américains ont leur capacité à générer du mythique, nous avons le super pouvoir de le réinvestir dans le réel, de le détourner pour en rire et avec bienveillance s’il vous plaît. Sans rire, c’est un trait que je remarque tant chez Goscinny que chez Boulet… Alors certes je n’ai pas fait de thèse de doctorat sur le contenu de l’humour à la française comme manifestation de notre identité commune, c’est une simple constatation (point de chauvinisme cocardier non plus). Je ne souhaite que soulever une proximité de ton que j’affectionne car elle porte tant à rire qu’à pleurer, elle s’adresse directement à nos sensibilités, sans ambages à nos sentiments, elle substitue au souffle distant de l’épique la brise poignante de la réalité de la vie. On n’en sort jamais indifférent, et si l’alchimie qui consiste à doser les deux caractères antithétiques n’est pas simple à tenir, cela n’enlèvera pas l’humanité profonde de telles œuvres. Dans celle qui nous occupe, je trouve cela beau et triste, cruel et désopilant comme la vie, et quand j’ai refermé le second tome j’avais reçu une claque de papa dans la binette, une leçon de réalité accélérée. Cette BD dégrise du mythe, elle catapulte dans le réel.
Reconstituer ou évoquer le passé ?
De l’aveu même de Tanquerelle, il est difficile de reconstituer le passé. Il s’y est pourtant employé avec beaucoup de réussite. Je suis souvent très attentif à de menues choses qui passent totalement inaperçues pour la plupart des gens. Je fais partie de cette race maudite qui s’insurge en grommelant dans un cinéma face à des absurdités vestimentaires ou qui éclate de rire quand jaillissent dans une page des anachronismes énormes. De part mes sensibilités et ma formation ce genre de détails historiques fait partie de mon paysage mental, et voir passer un soldat romain de l’époque de Spartacus avec une armure segmentée me fait exploser de rire à peu près autant que si vous voyiez un combattant de Napoléon sur les plages de Normandie le 6 juin 1944. Malgré cet œil critique, j’ai beaucoup apprécié le travail de reconstitution, qui, s’il ne se prétend pas archéologique, n’en demeure pas moins documenté, ce qui est très visible dans les tenues des soldats romains de l’époque. Leur bigarrure est tout à fait réaliste puisque chacun devait se procurer son armement en fonction de ses moyens ; le soldat citoyen en somme, très différent du mercenaire soldé par Carthage. J’aime ce genre d’attention chez des auteurs, cela contribue à faire reculer un peu les tas d’images d’Épinal qui sont fichées comme des pieux dans beaucoup d’esprits et qui sont lentes à disparaître malgré les progrès substantiels de l’Histoire depuis un siècle.
Très intéressante représentation des combattants romains
Par delà ces considérations et pour parler d’une scène en particulier, j’ai absolument adoré le rêve de Tara à la page 40 du tome 2 ! Je ne souhaite pas le spoiler, mais je tiens à préciser que c’est un élément très important dans les cultures antiques ; le songe a toujours été interprété, décortiqué comme présage de l’avenir. Il est ici plein de justesse et de symboles et son traitement est saisissant. Il pourrait à lui seul résumer le drame de Carthage.
Flavius pinaille
De ce point de vue de reconstitution du passé je me permettrai une remarque parce qu’elle a une certaine importance pour comprendre la civilisation romaine. Aux pages 10-11 du tome 2 les mercenaires échangent à propos du destin funeste de Carthage et laissent entendre que la conquête romaine, et son système, nie et fait disparaître les dieux des vaincus de même que leur ethnicité. Dans la bande-dessinée cela permet une opposition de deux univers antagonistes et accentue l’attachement à la cité punique contre l’impérialisme romain. Or dans les faits, jamais Rome avant qu’elle ne soit toute chrétienne, n’a demandé à ses sujets d’abandonner leurs dieux et de nier leur appartenance à une terre… bien au contraire. Il existait à Rome un rituel religieux qui était même censé capter la divinité protectrice d’un ennemi pour qu’elle l’abandonne pendant la bataille et vienne à Rome, bénir le peuple de Romulus. Très tôt ils accueillirent des dieux étrangers, parfois fort étranges, comme celui de Cybèle, une divinité Phrygienne… La seule chose qui donna lieu à des contrôles de la part des autorités concernait les pratiques publiques de ces cultes qui étaient parfois… un peu curieuses (imaginez les sectateurs d’Attis qui s’émasculaient en public…) Dans notre siècle cela nous semble hallucinant, c’est la distance qui nous sépare de l’Antiquité, durant laquelle la religion traditionnelle, qualifiée par les chrétiens de païenne (de paganus, l’habitant de la campagne… ou plutôt le bouseux…), acceptait unanimement toutes les autres formes de piété, aussi exotiques soient-elles.
Voilà, un simple point qui ne change rien à la qualité de l’œuvre et qui suit d’ailleurs plutôt la logique d’ensemble. Sans vouloir glisser vers la reconstitution pointilleuse et un peu frigide, les auteurs ont privilégié une évocation du passé, documentée, bien établie, qui amènera les plus curieux d’entre-vous à aller potasser des bouquins sur les Guerres Puniques (en fait c’est presque un ordre, allez, hop hop hop, on pose le dernier Marc Lévy et on se coule avec délice dans Polybe ou dans Tite Live !!!)
Les voleurs de Carthage c’est à la fois respirer à plein poumon une brise vivifiante de printemps et admirer un coucher de soleil mélancolique après une belle journée d’octobre. On chemine sur ce fil très fin qui sépare le rire des larmes, le comique du tragique, avec des auteurs qui ont su à merveille marier les deux tons pour que l’œuvre tienne bon l’équilibre. C’est en plus un bon moyen de se plonger dans l’Antiquité, période si colorée, pittoresque, passionnante, fascinante, exubérante… (qu’attendez-vous pour aller bouquiner Les Divins Césars de Lucien Jerphagnon?) Mais c’est aussi une bande dessinée qui avait une histoire à raconter. Elle rend hommage à Flaubert, détourne certains codes du romantisme dans un souci d’humour finaud qui invite aussi à la littérature. Beaucoup de choses tiennent en ces quelques planches, mais je crois que ce que l’on ressent le plus reste la passion que les auteurs ont insufflée dans leur histoire.