Les Rouflaquests – Dixit, Feelings, et un monde meilleur
Aujourd’hui mes petits lapins, une fois n’est pas coutume, on va parler de deux jeux ! Hé oui, quitte à m’être faite désirer, autant satisfaire vos mirettes !
– Ah ! Oh ! Formidable ! Mais de quoi donc va-t-elle nous parler ? chuchote la foule respectueusement suspendue à l’intro de ce nouveau Rouflaquest.
– De Jean-Louis Roubira », répond solennellement la chroniqueuse, son visage reflétant le respect et la considération qu’elle porte aux créations de ce mystérieux inconnu.
Bon, « inconnu » est évidemment relatif, tant sont fortes les chances que vous ayez eu entre les mains son premier jeu, à la reconnaissance et au succès mérités. Si je vous dit « Dixit » ? Aaaah, voilà, j’aime cette lueur qui s’allume dans votre oeil intelligent, cher public. Illustré pour ses primes éditions par Marie Cardouat et édité par Libellud, ayant remporté le prestigieux Spiel des Jahres en 2010 (une première pour un jeu créé et édité en France) et pourvu de nombreuses extensions, le présente-t-on encore ? Hé bien oui. C’est moi qui dit. On ne le présentera jamais assez. D’autant qu’il fêtait ses vingt ans, et que le tenancier de la charmante boutique de jeux « Jeux de Mains » à Angoulême m’a gentiment offert la carte éditée à cette occasion.
C’est bien beau ta carte mais à quoi qu’elle sert ?
Bon, au cas où certains parmi vous ne connaîtraient pas Dixit, reprenons les bases. Premièrement, il s’agit de cartes illustrées avec soin, 84 dans le jeu de base. Oui, je sais, il y a un plateau mignon tout plein avec des petits lapins à faire avancer selon le nombre de points qu’on marque, mais soyons francs : est-ce vraiment là que réside l’intérêt du jeu ? Vous pouvez tout à fait décider de vous en passer et ne conserver que les paquets de cartes, ce qui sera d’autant plus pratique à emmener en vacances, vous pourrez y jouer partout (et vous devriez). Deuxièmement, et à la surprise générale, pour gagner, il faut marquer le plus de points. Mais comment Jamy ? Alors c’est très simple…
Chaque joueur reçoit 6 cartes, face cachée. A chaque tour de jeu, c’est l’un des joueurs qui devient le conteur : c’est lui qui va choisir une de ses cartes, la poser face cachée sur la table, et prononcer un mot, une phrase, une citation, une blague, un bruit : ce qu’il veut ! pour la désigner. A partir de ce qu’il a dit, les autres joueurs vont choisir dans leur main une de leurs cartes qui leur parait illustrer ce qui a été proposé, et la poser face cachée avec la première. Le conteur mélange toutes les images avec la sienne, puis les retourne. Peut-être vous en doutiez-vous, le but du jeu va être de deviner laquelle a été posée au départ ! Il va donc falloir voter, à l’aide des petits cartons votes dont vous vous êtes munis en installant le jeu, en les gardant secrets jusqu’à ce que tout le monde ait fait son choix. Si comme moi vous avez pris l’option « pas de plateau », alors on compte jusqu’à trois et tout le monde pose en même temps son doigt sur la carte qu’il pense être la bonne (occasion garantie d’un joyeux bazar). Evidemment, le conteur ne vote pas, ça n’aurait pas de sens.
Comment marque-t-on des points ? Hé bien pas seulement en trouvant la bonne carte. Ni d’ailleurs en la faisant deviner à tous les coups. Ben oui sinon il suffirait de dire « ma carte c’est celle avec la fille sur le lit », et boum, personne ne s’amuse. Non, Dixit est un jeu malin. Si tous les joueurs trouvent la bonne image, ou si aucun ne la trouve, le conteur ne marque aucun point. Il faudra donc être subtil mais pas trop (#leçondevie). Si seulement une partie des joueurs a réussi son coup, alors ils marquent chacun 3 points, et le conteur également. Et si vous vous êtes trompé, vous n’avez pas pour autant perdu toutes vos chances de marquer car oui, vous pourrez aussi gagner un point par joueur ayant désigné VOTRE carte. Si vous avez un plateau, vous avancez d’autant de cases que vous avez marqué de points, et sinon, vous sortez un papier, un crayon, et vous désignez une victime innocente pour noter tout ça. Ensuite, chacun reprend une nouvelle carte, et c’est reparti mon kiki jusqu’à épuisement de la pioche (ou des joueurs).
Simple. Vite pris en main. Efficace. Très accessible. Joli. Que de qualités pour un seul jeu ! Son grand intérêt réside dans le rapport à l’autre qu’il instaure. Puisqu’il repose sur la proposition d’interprétations d’images très bien conçues, qui permettent beaucoup de voies détournées, c’est l’occasion de mieux connaitre les gens avec qui vous jouez. D’ailleurs, l’atmosphère de jeu peut beaucoup changer en fonction de vos partenaires... D’après ce que j’ai observé, entre gens qui se connaissent peu, on fait surtout le pari de la poésie et de la bienséance, on prend un peu plus au sérieux les illustrations. Idem si vous jouez avec vos (ou en tout cas, avec mes) parents.
Parfois quand on se sent en confiance, on se déride un peu, on tente des choses plus tarabiscotées, et souvent on finit par bien se marrer avec cette personne qu’on vient de rencontrer : on se découvre des interprétations communes, ou au contraire diamétralement opposées. Et c’est cool. Si vous jouez avec des amis proches, là c’est la porte ouverte à toutes les baies vitrées ! Quand on se connait bien, on peut s’appuyer sur les références qu’on partage, aussi absurdes soient-elles dans le contexte. Donc, marrade. Mais ça devient aussi plus dur de se surprendre, de se piéger, de ne pas se faire deviner tout de suite… Donc, re-marrade. Parfait. Et contrairement à d’autres jeux que j’ai pu vous présenter précédemment, là il y a quand même peu d’opportunités d’être greedy, ou sournois, ou mauvais joueur, ou autoritaire… C’est génial, Dixit oblige tout le monde à être gentil ! Dixit pour tous ! Hou(Roubi)ra !
I got a Feeling…
Dixit est donc un jeu intelligent, dont la mécanique repose sur la nécessité de s’adapter à l’autre, à ses connaissances, ses références. Il oblige à rester ouvert vis à vis de ceux avec qui on partage ce moment. Il crée du lien. Et c’est bien comme ça que l’entendait son créateur, car à la ville, M. Roubira est pédopsychiatre. Dixit, ce jeu à succès de nombreuses fois récompensé, est né d’un atelier expérimental rassemblant sur une quinzaine de séances des jeunes en très grande difficulté scolaire ou personnelle. Il a ensuite fait l’objet d’une recherche auprès de personnes âgées présentant des problèmes de mémoire. Dans les deux cas, le jeu s’est révélé très positif, aidant les uns à reprendre confiance, les autres à sortir de la solitude, favorisant la réminiscence, l’imagination et l’analyse de tous.
Avouez que ce n’est pas banal, comme histoire ! D’autant que le jeu sert, aujourd’hui encore, d’outil de travail dans les milieux médical, judiciaire et pédagogique. Je ne sais pas comment vous dire à quel point je trouve ça encourageant et remonteur-de-moral qu’une initiative de cet ordre voie le jour et soit autant récompensée. Que ce jeu ait fait du bien à autant de gens, qu’il ait permis de rappeler publiquement l’intérêt du support ludique dans la pédagogie et les rapports humains. Qu’il soit à la fois ce truc génial et aussi quelque chose de quotidien, d’anecdotique, autour duquel on rigole une bière à la main. C’est important qu’il ne soit pas réservé qu’aux « biens portants » ou qu’aux « gens en difficulté », ça nous lie, nous rassemble, et hélas ce type de pont est encore trop rare.
Mais il est temps de modérer mes transports, car mon article n’est pas fini ! Pas plus que les initiatives de M. Roubira et ses comparses dans le domaine ludique, d’ailleurs. Hé oui, je vous avais promis deux jeux, vous allez les avoir ! Laissez-moi vous présenter Feelings :
Feelings est né de la volonté de Jean-Louis Roubira et Vincent Bidault, infirmier en pédo-psychiatrie, de créer un outil thérapeutique et pédagogique qui permette de travailler la question des émotions et de l’empathie auprès d’un public en difficulté. Contrairement à son aîné qui fait aujourd’hui figure de classique, mais dont il partage les qualités, Feelings est auto-édité, et pour des raisons évidentes de moyens financiers, il n’est vendu presque nulle part. Mais le site internet regorge de conseils, ressources, et éléments en accès libre, d’autant que le jeu est entièrement personnalisable.
Là encore, le concept ludique repose sur la prise en compte de l’autre. On forme le plateau avec 8 cartes « sentiment », tirées au hasard parmi 20 cartes. Ensuite, chacun à son tour tire une carte « situation ». Parce qu’il est bien fait, le jeu propose 3 paquets de cartes « situation » qui permettent de l’adapter à l’âge des enfants : à partir de 8 ans, 11 ans ou 14 ans. Le joueur lit donc une carte « situation », en choisit une des 3 et la lit aux autres. Chacun doit alors choisir le sentiment qui lui correspond le plus face à cette situation, puis estimer le sentiment de son coéquipier. Enfin, on dévoile ce qu’on a choisi pour soi et pour son partenaire. Plus on arrive à deviner les sentiments de l’autre et vice-versa, plus on gagne de points.
Pour l’anecdote, je n’y ai joué qu’une seule fois. A l’époque, je faisais un stage en radio à Parthenay et j’étais chargée de couvrir le FLIP (aaaah, jeunesse…). Pour ma première journée, le thème était justement les jeux nominés au trophée Educaflip. J’ai donc eu la chance d’interviewer l’équipe de Feelings. C’était ma première interview en direct, et j’étais super intimidée. Eux n’avaient pas l’air très à l’aise, et j’avais l’impression de ne pas du tout être crédible. Et là, déclic commun : puisqu’on doit présenter ce jeu, on n’a qu’à faire un tour en direct ! La situation choisie : « comment vous-sentez vous lors de cette interview » ? Première à devoir répondre, j’ai joué l’honnêteté : je suis morte de trouille, et je pense que vous me trouvez un peu ridicule. Ils ont été sincères aussi, ils flippaient autant que moi, et se sentaient aussi ridicules. Du coup on a ri, l’ambiance s’est complètement détendue, et tout s’est super bien passé. Faut dire qu’ils étaient très gentils. Et ça m’a permis d’être plus à l’aise pour le reste de mon stage, car je pouvais me dire « ok, je trouve à cette personne l’air un peu fermé, mais c’est sans doute mon angoisse et son stress, alors je dois la rassurer ». Bilan : ce jeu marche.
Et gagner la partie, c’est secondaire (prend ça esprit de compétition ! ). Ce qui compte, et ce qui fait sa richesse, c’est bien qu’on ouvre le dialogue sur des situations et des sentiments, qu’on donne des clés à l’autre pour mieux nous comprendre. Preuve s’il en est de la nécessité d’une telle initiative, les associations de lutte contre les discriminations se sont également intéressées au projet. Feelings a remporté l’appel à projet de Lutte contre les Discriminations proposé par la ville de Poitiers, et ses créateurs ont utilisé leur subvention pour créer une « édition locale » du jeu, distribuée gratuitement aux associations. Il a aussi été utilisé lors d’ateliers expérimentaux menés par l’Education nationale, laquelle le juge très prometteur comme outil de lutte contre le harcèlement scolaire. A vrai dire, il peut servir à tout le monde, que vous ayez des enfants dans votre entourage ou que vous soyez entre adultes. Qu’il y ait une situation précise à déverrouiller, ou pas du tout. Non mais nom d’une pipe en bois, est-ce que c’est pas trop bien ?
Dixit comme Feelings sont des jeux importants, fruits d’initiatives généreuses et profondément humaines. Parmi d’autres, ils rappellent à ceux qui l’oublieraient que les jeux et l’amusement qu’ils procurent sont autant d’occasions d’apprendre, d’évoluer, de développer sa connaissance de l’autre ou tout un tas de qualités, de compétences. Ils sont aussi un bon exemple que les idées venues de gens qui ne sont pas des « créateurs de jeu » de métier peuvent tout à fait valoir le coup, et qu’il y a des éditeurs prêts à les écouter. Je ne peux que vous inviter à aller à leur rencontre, à vous les approprier, et à en tirer ce que vous voudrez. Et si vous avez une idée qui germe, creusez-la, on ne sait jamais.
Sur ce, après cet étalage (nécessaire) de bons sentiments, je vais aller manger une salade de sarcasmes sauce mauvais esprit. Bisous.