Les Contrées du Rêve : l’autre Lovecraft
Le temps passant, certaines œuvres d’un artiste en viennent à phagocyter les autres ; ainsi les aventures de Conan le Cimmérien sont-elles largement passées à la postérité, bien aidées en cela (et malmenées tout à la fois) par des zouaves comme Lyon Sprague de Camp, tandis que le reste des textes de Howard sombraient peu à peu dans l’oubli. En dehors de cercles initiés, il est en effet rare aujourd’hui d’évoquer Kull ou un autre personnage howardien qui ne sont pourtant pas dénués d’intérêt (au contraire, je vous renvoie à notre interview de Patrice Louinet).
Mais lorsque le lecteur parvient à échapper aux embûches des éditeurs, aux nombreuses bourdes des traducteurs et à triompher de sa propre indolence, il lui arrive de mettre la main sur des morceaux de choix que quelque convive ivre avait laissé derrière le fauteuil, pensant y revenir plus tard au détour d’une ou deux bouteilles.
Les Contrées du Rêve – recueil de nouvelles publié chez Mnémos (2010) puis « J’ai lu » (2012) – fait incontestablement partie de ces bonnes trouvailles en ce qui concerne le créateur de Providence.
H.P. Lovecraft est et demeurera un auteur ayant marqué la littérature horrifique. Cthulhu sera toujours associé au nom d’un des écrivains les plus fous, les plus géniaux et les plus repoussants du vingtième siècle. Mais derrière ses supposés tentacules, on trouve un personnage et un imaginaire plus complexes, changeants, nostalgiques d’une prose plus réconfortante, aux échos d’enfance et de merveilleux.
Pour nous autres, amoureux des Montagnes hallucinées, le cycle des Contrées du Rêve symbolisera toujours « l’autre Lovecraft » ainsi que je l’ai titré ; mais il s’agit là d’une déformation malencontreuse. Jamais il n’y a eu une œuvre cachée et aussi distincte du corpus « classique » : ce sont les critiques, les regards et les hasards qui ont pu amener le cosmos lovecraftien à un point où il parait pratiquement coupé en deux. Choisissons plutôt de souligner l’unité d’une trajectoire tâtonnante et en perpétuelle maturation, faite de plus d’un détour sublime. C’est l’un d’entre eux que j’ai désiré modestement mettre en lumière, à la faveur d’un mouvement de réhabilitation et de redécouverte initiée depuis quelques années.
Exit Cthulhu ou presque
Les Contrées du Rêve ne contiennent nullement des textes inédits. Il est tout à fait possible que vous ayez déjà lu les histoires qui seront ici évoquées sans avoir une conscience très claire de l’univers dans lequel elles s’inscrivent. Il s’agit plutôt d’un travail de regroupement d’œuvres éparses ayant toutes pour point commun (grosso merdo) d’évoquer un monde alternatif à celui du mythe de Cthulhu. Leur rédaction fut effectuée tout au long des années 20 ainsi qu’au début des années 30 (1933 pour A travers les portes de la clé d’argent), c’est-à-dire en même temps que des récits fantastiques plus connus ; elles ne correspondent donc pas à une période strictement définie, au plus peut-on dire qu’elles occupent une position intermédiaire dans la carrière de l’écrivain né à Providence.
L’obsession de Lovecraft pour le sommeil et les voyages oniriques est largement documentée. Elle transpire dans un grand nombre d’écrits, que ceux-ci transcrivent la terreur ou la fascination qui lui sont liées. Il n’est ainsi pas étonnant que l’écrivain ait conçu les linéaments d’un espace fictif accessible par le biais de vagabondages nocturnes. Pour rejoindre les Contrées du Rêve, le bel endormi devra en effet descendre deux escaliers successifs ; celui du Sommeil Léger puis celui du Sommeil Profond qui s’étirent sur sept cents marches et conduisent aux Bois enchantés. Une fois ces étapes franchies, le plus endurci des baroudeurs sera amené à retrouver au fond de lui-même une partie de son ingénuité perdue, tant le monde qui lui reste à découvrir recèle de créatures et lieux surprenants. Ces derniers reflètent l’imaginaire débridé de leur créateur ; campagnes pittoresques, riches ports, cités perdues ou la forteresse divine de Kadath forment ainsi un cosmos dépaysant. Assez éloigné, en tous les cas, des caractéristiques de l’univers lovecraftien habituel.
C’est cela qui est plaisant et intéressant à la lecture des Contrées du Rêve : les histoires relèvent souvent d’une fantasy finalement assez classique (voire du merveilleux !), librement inspirée des travaux de Lord Dunsany (1878-1957). La fascination pour l’histoire et les mythes antiques affleurent au fil des pages, notamment dans certaines nouvelles comme La quête d’Iranon où le personnage principal n’est autre qu’une sorte d’aède nostalgique. Difficile de faire de Lovecraft un démiurge à la façon d’un Tolkien ou d’un C.S Lewis, ne serait-ce qu’au regard de l’absence de roman dans son œuvre. Il n’empêche que l’intention est bien là et s’affirme de texte en texte, pour atteindre son acmé lors des aventures de Randolph Carter.
Celles-ci ne vont pas sans une forme d’extravagance, de burlesque délectable susceptible de vous faire sourire à l’occasion. Fantasque, Lovecraft l’est assurément, n’hésitant ainsi pas à faire de hideuses goules les aides de camp de son personnage principal. Voyage vers la lune (oui, oui, un peu comme Cyrano et son Histoire comique des États et Empires de la Lune), ou guerre menaçante entre les chats et les très poilus Zoogs sont ainsi au menu d’un périple qui s’apparente à une Odyssée sous acide.
Profiter de ces péripéties est d’autant plus aisé que le style est splendide, débarrassé de toutes ses scories antérieures par David Camus. Il soulignait d’ailleurs que « traduire Lovecraft est une étrange expérience, assez éprouvante. Il ne s’agit pas […] de traduire une langue, mais de traduire la langue d’un auteur en particulier : Lovecraft. » La clé d’argent et À travers les portes de la Clé d’Argent bénéficient à ce titre grandement d’une nouvelle traduction, tant la précédente paraissait insuffisante. Hyperboles et autres tropes s’harmonisent par le souffle d’une tonalité souvent épique qui marque la singularité des Contrées du Rêve.
Quelle place dans l’univers du maître de Providence ?
Trois fois Randolph Carter rêva de la merveilleuse cité, et trois fois il en fut arraché alors qu’il s’était arrêté sur la haute terrasse qui la domine. Elle brillait au soleil couchant, magnifique et dorée, avec ses murs, ses temples, ses colonnades et ses ponts aux arches de marbre veiné, ainsi que, dans de vastes squares et jardins parfumés, son poudroiement de fontaines irisées à vasque d’argent, et ses larges promenades bordées d’arbres délicats, d’urnes en fleurs et de statues d’ivoire en rangées éclatantes.
Si mes propos ont pu laisser entendre que le recueil publié par Mnémos était un parangon d’unité et de cohérence, je m’en excuse. Il n’est pas certain que Lovecraft lui-même ait eu une conscience tout à fait nette de la constitution d’un « cycle onirique » ; tout au plus désirait-il exploiter une veine dunsanienne qui l’inspirait. Aussi, Les Contrées du Rêve ne sont pas un ensemble nettement défini. Certains textes – comme Hypnos qui brasse des thèmes relativement classiques – n’ont semble-t-il qu’un lien fort distant avec l’univers décrit dans le périple de Randolph Carter. D’autres mélangent les références au monde de l’éveil lovecraftien (Arkham, Miskatonic…) et les allusions à un espace du rêve, montrant ainsi que les deux peuvent coexister, ce que semble confirmer la présence de Nyarlathotep au sein de ces différents plans de fiction. La distinction entre les « Autres dieux » (The Other Gods) qui peuplent les Contrées du Rêve et les « Grands Anciens » est brouillée par la multitude des termes utilisés et des traductions.
Tous les commentateurs ne s’accordent pas sur le statut qu’il s’agit de donner à ces écrits. S.T Joshi (sans doute le plus célèbre expert de Lovecraft) aurait tendance à y voir une forme d’incohérence, ou d’excroissance vis-à-vis du reste du corpus et notamment des écrits dits de « maturité ». L’existence du fameux Plateau de Leng à la fois dans l’univers de La quête onirique de Kadath l’Inconnue et en Antarctique dans Les Montagnes Hallucinées irait dans le sens d’une forme de contradiction, les derniers textes de Lovecraft venant « rectifier le tir ». Cependant, comme je le soulignais en introduction, peut-être vaut-il mieux souligner la continuité dans la carrière de l’écrivain et la propédeutique que constituent de nombreux textes des années 20. Dans un papier très instructif, Cécile Cristofari estime que Les Contrées du Rêve s’apparentent à la création d’un mythe à part entière, en établissant un parallèle intéressant avec la mythologie aborigène. Quoi qu’il en soit (et pour éviter de se perdre plus avant), il revient in fine au lecteur de faire son miel à partir des diverses nouvelles qu’il aura pu lire. Peut-être voudra-t-il par lui-même considérer que l’espace du rêve existe bel et bien à tout instant dans le cosmos lovecraftien, et ce même dans les derniers textes.
Et s’il fallait choisir…
Chaque matin, du côté des falaises de Kingsport, la brume monte de la mer. Blanche et duveteuse, elle s’élance des profondeurs vers ses frères les nuages, chargée de rêve de pâturages humides et de cavernes de léviathan.
Toutes les nouvelles du recueil ici présenté ne se valent pas et ne sont pas forcément représentatives de cet « autre Lovecraft » davantage lié à la fantasy. Le lecteur pressé pourrait tout à fait se contenter de quelques récits. S’il fallait choisir, voici ceux que je pourrais proposer.
La quête onirique de Kadath l’Inconnue : écrite en 1927, cette histoire est assurément le joyau des Contrées du Rêve. Elle narre le périple de Randolph Carter qui, à la suite de visions lui dévoilant une antique et flamboyante cité d’onyx, se décide à quitter son propre monde pour se lancer dans une quête tumultueuse. Le héros rencontrera toutes sortes de créatures sur son trajet qui le mènera jusqu’au terrifiant Plateau de Leng, et plus encore… Récit ambitieux, regorgeant de curiosités et d’imagination, il permet de mesurer la richesse d’un monde surprenant mêlé de merveilleux et d’horreur. Avec La clé d’argent et À travers les portes de la Clé d’Argent, cette nouvelle constitue le cycle de Randolph Carter, qui se suffit à lui-même.
L’étrange Maison haute dans la brume : Une vieille demeure mystérieuse située sur un pic rocheux. Un habitant trop curieux à la recherche de vérités cachées. Il n’en faut pas plus à H.P. Lovecraft pour transporter son lecteur en quelques pages comme il sait si bien le faire. Le style est particulièrement soigné, chaque phrase parfaitement ciselée est un régal. L’intérêt de cette nouvelle est également de faire le lien entre des lieux bien connus (Arkham) et les Contrées du Rêve (Kadath est évoquée plusieurs fois).
Les chats d’Ulthar : Un texte extrêmement court (six pages en édition de poche) et pas nécessairement le plus réussi (objectivement). Il n’empêche, ceux qui s’intéressent à l’écrivain de Providence apprécieront. Sorte de fable, elle dévoile l’histoire d’un endroit régulièrement cité dans d’autres nouvelles – Ulthar – et témoigne de la passion de Lovecraft pour les chats. Tout comme Baudelaire (poète qu’il apprécie particulièrement), l’inventeur des Grands Anciens a en effet une affection toute particulière pour les félidés. Une curiosité amusante qui permet de l’entrevoir sous un tout autre jour que celui des récits d’épouvante plus habituels.
Les Contrées du Rêve ne contient probablement pas les deux ou trois nouvelles les plus marquantes de H.P. Lovecraft ; ce serait mentir que de prétendre le contraire. Néanmoins, certains de ses textes sont d’une qualité incontestable. Surtout, ils permettent de découvrir Lovecraft autrement, hors des sentiers battus de l’épouvante et de l’horrifique. L’homme de Providence se dévoile ici sous un jour étonnant : avec des accents poétiques et épiques, il laisse libre cours à son attachement pour le merveilleux et un certain type d’imaginaire. Plus qu’il n’éclaire son parcours (bien au contraire), le cycle onirique complexifie un personnage aux contours déjà incertains. Reste que tout bon fan ne saurait totalement négliger cet aspect du corpus, à moins de ne souhaiter qu’effleurer la richesse d’un des plus grands auteurs – en son domaine – du XXème siècle. Et, comme le disait ce cher Petrocore, n’oubliez pas : tout est R’lyeh.