Lady Snowblood : une œuvre d’encre et de sang.
Dans l’univers manga, il existe des œuvres vintages qui traversent les décennies et qui fait bon de découvrir ou redécouvrir ! Dans cette lignée Lady Snowblood est un monument du manga, en particulier du gekiga, un genre pour « jeune adulte » qui aborde des sujets profonds, souvent violents et psychologiques. Depuis le temps, la jeune guerrière vengeresse en kimono et katana n’est plus si jeune que ça ! Les premières parutions ont eu lieu dans Weekly Playboy, une revue érotique japonaise, entre 1972 et 1973 avant d’être éditées en version papier. Alors non. On ne va pas parler pornographie, donc du calme l’ami !
Lady Snowblood, c’est une histoire de vengeance à la sauce nippone qui a même inspiré Tarantino pour son fameux Kill Bill en particulier à travers le personnage de O-Ren Ishii, une tueuse à gages jouée par Lucy Liu. Sacré Ricain !
Une vie guidée par la vengeance.
On l’aura deviné, Lady Snowblood ça sent le drame à plein nez : dans les années 1870, le Japon instaure un « impôt sur le sang » dans le but de recenser tous les hommes valides afin qu’ils servent dans l’armée nippone qui cherche à agrandir ses rangs pour créer une « nation forte ». La rébellion monte et les autorités décident d’envoyer dans tout le pays des recruteurs habillés de blanc qui seront vite assimilés à un symbole de malheur par la population. Bref, c’est dans ce contexte que Sayo voit son mari et son fils se faire assassiner, avant d’être violée et emprisonnée pour avoir tué l’un de ses bourreaux. En prison, la jeune femme fait tout pour avoir un enfant qui accomplira sa vengeance et c’est au prix de sa vie qu’elle mettra au monde une petite fille, Yuki.
Merci maman, ça fait plaisir.
La gamine est donc élevée avec pour seul objectif de venger sa mère, et c’est ainsi que l’on obtient une magnifique tueuse à gages : Lady Snowblood. Le surnom est un pied-de-nez à la tellement niaise Blanche-Neige de Disney, les auteurs Kazuo Koike (scénariste) et Kazuo Kamimura (dessinateur) ont détourné son nom lors d’une soirée arrosée pour créer Lady Snowblood, comme quoi l’alcool amène des créations artistiques ! Le récit se divise en trois tomes que l’on peut trouver en version intégrale chez Kana : les deux premiers tomes racontent la vengeance de Yuki à travers différentes missions et le dernier tome Epilogue présente la nouvelle vie que se construit la jeune femme après sa vengeance, et qui sera rattrapée par Lady Snowblood malgré elle…
Au pays du Soleil Levant…
Lady Snowblood c’est une histoire dans l’Histoire, et même si le scénario de Kazuo Koike tourne autour de la vengeance de Yuki, l’aspect historique prend toute son importance dans le manga. La majeure partie du récit se déroule sous l’ère Meiji (1868-1912) qui est un moment de transition brutale pour le Japon. Le pays s’ouvre de plus en plus sur l’Occident après une longue période d’isolationnisme (1641-1853), l’Empereur sonne la fin du shogunat, des samouraïs, du système de classes, etc. Pour la faire courte, c’est la fin du système féodal et le pays cherche à devenir une puissance militaire, industrielle et coloniale à l’image des pays occidentaux avec qui il signe depuis le milieu du XIXe siècle ce que l’on appelle des « traités inégaux ». Le manga dépeint un Japon en pleine mutation entre ses traditions et les influences occidentales par différents aspects : architecture, vie quotidienne, école, armée, etc. Et le personnage principal en est un parfait exemple, le plus souvent Yuki est en kimono et ombrelle, mais elle apparaît aussi quelques fois en habits occidentaux d’époque. À l’image du chapitre où elle porte une culotte et qui met en avant d’autres aspects des différences culturelles entre le Japon et les pays occidentaux, moins évidentes, mais qui ont dû aussi chambouler les mœurs.
Le contexte du récit est vraiment passionnant car il est construit en miroir avec son contexte d’écriture, une jeunesse japonaise des années 1970 en quête de son passé. D’un coup, l’œuvre prend une autre profondeur. Plus qu’une histoire d’héroïne vengeresse c’est un tableau d’Histoire, bien que romancé évidemment, qui est représenté à travers les aventures de Lady Snowblood. On trouve aussi l’apparition de quelques personnages qui ont existé dans l’Histoire nippone comme Noe Itô (1895-1923), anarchiste et féministe, qui a œuvré toute sa vie pour les droits des femmes. Elle a été publiée plusieurs fois dans la revue Seitô qui était rédigée uniquement par des femmes.
Elle fut battue à mort avec son mari et leur petit-neveu de six ans par la police militaire japonaise lors de « l’incident d’Amakasu » en 1923, dans le but de réprimer une possible révolution par les anarchistes. Lady Snowblood croisera sa route durant le tome 3, et son histoire diffère un peu de la réalité même si sa fin reste tout aussi tragique…
Une héroïne qui a du tranchant !
Yuki alias Lady Snowblood est un personnage énigmatique, maître de son corps et de ses pensées dans une société phallocrate où les femmes ont peu de liberté. C’est une personne intelligente qui n’use pas juste de la violence, mais aussi de la ruse pour arriver à ses fins. Entre force et délicatesse, elle a conscience que sa plastique est un atout et s’en sert pour accomplir sa quête si le besoin s’en fait sentir. D’ailleurs son rapport à la sexualité est particulier car le sexe n’est jamais fait par amour ou désir pour Yuki. Elle l’utilise avec des hommes ou des femmes toujours dans des buts précis et avec un profond détachement, même si elle a des réactions étonnantes dans certaines scènes : depuis quand tu dépucelles par compassion un gars qui a essayé de te violer et de te tuer ? Oui oui, voyez-vous, c’est tout un concept…
Finalement, il semble que la jeune femme ne vit pas pour elle, mais à travers la vengeance de sa mère et quand cette raison (littéralement) de vivre s’accomplit… Et bien ?
J’évite de spoiler, mais le troisième tome présente bien ce paradoxe entre ce qui fait Lady Snowblood et sa raison de vivre. On a une vraie affection pour cette femme, malgré ses erreurs de parcours. Elle fait preuve d’empathie et s’attache à certains personnages qui croisent sa route, et qui forme sa seule famille. Et Yuki quand elle s’attache, c’est concrètement à la vie à la mort, le genre de pote que tu peux appeler à 4h du mat’ pour quelques raisons obscures. On est face à une personnalité complexe, qui n’est ni foncièrement bonne ni foncièrement mauvaise et avec un équilibre entre le monstrueux et l’humain.
Une œuvre féministe ? Humaniste ? Un autre truc en iste ?
Alors oui, le manga est rythmé par des scènes de violences, de nudités, de sexe, de viols, de tortures et tout ce qui va bien…
Il faut avouer qu’au départ j’étais vraiment perplexe quant à l’image de la femme qui y était véhiculée. Rappelons que le tout premier public visé était principalement masculin car le manga fut d’abord publié dans une revue de « charmes »… Oh joie…
De plus son scénariste, Kazuo Koike est réputé pour ses œuvres qui mettent en scène des personnages masculins dans toute leur virilité dans un monde violent et sans merci. Il a, entre autre, écrit le scénario de Lone Wolf and Cub et Crying Freeman, qui sont aussi des œuvres cultes de l’univers manga de la fin du XXe siècle.
Je sais ce que vous pensez « Mais alors Tobye, doit-on crier à l’hérésie ?! ».
Après une grande inspiration et quelques chapitres, on est surpris par l’écriture du personnage de Yuki et par la mise en scène de sa nudité. Bon d’accord, j’ai plusieurs fois levé les yeux au ciel quand elle se met à poil pour détourner l’attention de ses adversaires, car il n’est pas nécessaire de répéter le procédé qui finit par lasser. Pour autant Lady Snowblood est une guerrière, affranchie de toute autorité masculine et qui fout des coups de pied au cul au machisme ambiant. Et qui embroche des phallus aussi, accessoirement. Aux premiers abords, on peut penser que Lady Snowblood n’est pas une œuvre qui était écrite dans un but féministe, malgré tout, Koike et Kamura présentent une femme libérée avec ses qualités et ses défauts. Avec du recul, Yuki apparaît tout aussi voire plus féministe que certains personnages de fiction que l’on revendique en tant que tel. Vous voyez, un peu comme le dernier film Wonder Woman qui fout quand même en PLS toute la badassitude du Comics (je vous conseille d’ailleurs l’article de ce très cher Flavius !).
Un peu de poésie entre kimono et katana !
Le dessin de Kamimura est marqué par la tradition des estampes japonaises ce qui le rend totalement à part dans l’univers du manga de l’époque. J’apprécie énormément cet aspect un peu vintage mais tellement élégant et maîtrisé de son dessin. Le style de Kamimura joue sur le contraste entre le blanc et le noir, ce qui apporte une grande intensité à certains passages. La structure du manga est organisée le plus souvent par de grandes cases, entrecoupées de cases plus petites, ce qui donne cette sensation de dynamisme et presque de mouvement durant la lecture. On croise assez peu de paysages même s’ils sont représentés avec finesse et avec une réelle volonté de restitution historique.
On peut dire que les dessins se focalisent en grande partie sur les personnages, et l’action est représentée comme un moment en suspend, animée par des traits plus ou moins fins. Les scènes de combat sont à la fois très esthétiques et violentes, on saisit bien le sens de l’expression « danse de la mort » qu’accomplit Lady Snowblood. Kamimura est connu pour représenter des femmes fortes et mettre en valeur leur féminité, on peut dire que le personnage de Yuki est un bon exemple de son travail. Le contraste est étonnant entre la finesse du dessin et la brutalité du scénario mais c’est ce qui rend le manga d’autant plus percutant.
Lady Snowblood est à mes yeux un incontournable de l’histoire du manga, à lire absolument. C’est une œuvre complexe qu’on ne peut pas juste cataloguer « violente », « érotique » ou « historique » parce qu’elle est tout cela à la fois. On se laisse vite prendre par la quête vengeresse de cette jeune femme forte et indépendante dans un Japon en pleine transition et qui croise pas mal de crasse humaine… Alors, on aime ou on déteste mais Lady Snowblood ne vous laissera pas indifférent, ça je vous le promets !