Fleabag : Itinéraire d’une meuf qui cherche son chemin
Oui je sais, les temps sont rudes. Étouffé entre ton envie de sortir, les pâtes que tu avales sans mâcher, et l’idée de devoir te battre à la batte de base-ball enroulée de barbelés, il y a de quoi être maussade. Alors on te dit de lire, de faire du sport chez toi, d’aller sur Netflix. On t’interdit de sortir boire des bières avec les copains, de recoucher avec ton ex, on te demande de ne pas paniquer. Bref, c’est la galère mais on y est tous ensemble. Alors, loin de moi l’idée de passer la totalité de ce billet à te dire comment occuper tes journées, mais, fidèle au poste, je suis là pour te divertir, ainsi que tous mes copains du site, et ce sans papier dérogatoire, donc n’hésite pas à venir nous voir.
Alors aujourd’hui, de quoi est-ce que je peux te causer ? Du temps qu’il fait ? De l’incapacité de mon rédak’ chef de faire plus de deux passes durant un match de foot sans sortir sur civière ? Non. Je préfère te parler de mon amoureuse. Ma nouvelle go sûre. D’une série avec un cœur gros comme ça. La délicieuse Fleabag.
« Mais de quoi elle parle encore celle-là ? » te demandes-tu, pas lavé depuis quatre jours parce qu’à quoi bon ? Je te parle juste de la série qui a donné une voix à plein de meufs qui n’avaient jamais vu la leur représentée dans les médias. La voix des femmes imparfaites, parfois lâches, souvent seules. La femme est un être humain comme les autres.
Cette série, créée par Phoebe Waller-Bridge (qui interprète aussi le personnage titre), assume beaucoup de choses. Et heureusement qu’elle est là. Diffusé sur BBC 3 dès juillet 2016, ce show est à la base tiré d’un seule en scène, qui raconte les anecdotes et la vie d’une femme dont on ignore jusqu’au nom. En France, la série est disponible sur la plateforme Prime Video d’Amazon. Adoubée par la critique et les spectateurs, Phoebe Waller-Bridge et sa série sont devenues des incontournables du milieu télévisuel. Cette showrunneuse de talent a en effet créé une seconde série, Killing Eve, jeu du chat et de la souris entre une serial killeuse et l’agent chargée de la retrouver. Deuxième essai et deuxième réussite pour Phoebe, qui a été embauchée par la suite sur No Time To Die, le dernier Bond, afin de remuer et féminiser une saga qui n’a pas toujours brillé par sa représentation des femmes. Les fanas comme moi attendent avec impatience sa troisième série, Run, dont la bande annonce est déjà sortie, si jamais tu as envie d’y jeter un œil. Une Midas des temps modernes en quelque sorte, ma nana, capable de transformer tout les sujets en or. La série a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation française sur Canal+, Mouche, avec Camille Cottin dans le rôle-titre.
C’est l’histoire d’une meuf
Alors Fleabag, ça parle de qui et de quoi ?
Fleabag, comme tu l’as déjà compris, parce que tu es confiné mais malin, c’est une meuf. Comme moi, comme ta boulangère, comme ta prof de sciences naturelles du temps de la 2nde 7.
Sauf que nous, on a un jardin secret. On ne se raconte pas tout ce qui nous passe par la tête, tous les questionnements auxquels nous faisons face. Elle, elle le fait, et elle s’en balance que tu la juges ou non. Elle te parle à toi, qui la regarde vivre sa vie comme tu matais des dragons se foutre sur la tronche contre des bonhommes de neige il y a encore un an. Elle s’adresse à toi face caméra, ce qu’on appelle dans le milieu des gens qui se la racontent, » briser le quatrième mur ». Celui qui sépare le réel du fictif. C’est un parti pris usé jusqu’à la moelle mais qui fonctionne dans le cas présent, si tant est que l’on en accepte les règles. Fleabag commente en temps réel ce qui se passe autour d’elle, et ce qu’elle ressent. À toi de voir si tu acceptes ses confidences ou si tu préfères zapper. Mais dis-toi que tu passerais à côté d’un sacré coup de maître en changeant de chaîne.
La première scène de la série par exemple. Elle attend un mec, essoufflée, près de la porte d’entrée de son appartement londonien. Là où tu te dis que la série va te raconter les tribulations d’une trentenaire de plus, tu comprends dès qu’elle ouvre la bouche, qu’en fait non. Elle se tourne vers la caméra et te pose une question : « Tu connais ce sentiment quand un mec t’écrit à deux heures du matin pour savoir si il peut passer, et que tu dois faire semblant d’accidentellement rentrer chez toi pile à ce moment-là, que tu te traînes hors de ton lit, bois une demi bouteille de vin pour te donner du courage, sautes dans la douche, rases tout, enfiles quelque chose de chez Agent Provocateur et attends patiemment à la porte qu’il sonne ? » En une phrase et dès la première minute, le contexte est posé, nous savons que nous ne sommes pas devant une énième série comique mettant en scène un personnage féminin prétendument bizarre mais attachant. Fleabag est pleine de vices, malheureuse et cynique. La vie et les drames l’ont cassée en mille morceaux et elle se reconstruit petit à petit devant nous, ne prenant pas le soin de nous épargner les détails.
Elle navigue en effet entre la mort de sa meilleure amie et celle de sa mère, elle tente de rester à la surface et boit souvent la tasse. Elle comble le vide par les mauvais choix, mais elle le fait de façon assumée, en regardant la caméra et l’audimat droit dans les yeux. Fleabag, qui signifie « sac à puces » en français (et qui est dans la vie le surnom donné par sa famille à Phoebe Waller-Bridge) renvoie une image au mieux discutable, au pire franchement dégueulasse. C’est une sorte d’anti-héroïne, elle n’est pas là pour être sympathique ou nous apitoyer. Elle est là pour se faire l’écho de la petite voix dans notre tête, celle qui nous pousse parfois à prendre le mauvais chemin, pas dans le but de blesser les autres, mais dans celui de se sentir vivant. Ses échecs, on les a tous connus, peut-être pas dans les mêmes circonstances, mais ils résonnent en nous.
Et la tendresse, bordel ?
Sa façon de regarder la caméra et de nous parler, tout dans cette série pue l’humanité, la solidarité. Dans ses choix les plus détestables ou du moins clivants, elle nous ressemble. Ça n’est pas Carrie Bradshaw de Sex And The City avec ses questionnements égocentrés et son sexe propre, ça n’est pas Hannah Horvatz de Girls et sa constante victimisation. Fleabag, c’est un shoot d’être humain à l’état pur, dans ce qu’il a de plus beau, et dans ses perditions les plus viles. Qu’importe l’image qu’elle renvoie, épineuse et parfois tordue. On est tous tordus, tous épineux. On a tous des casseroles aux fesses que l’on trimbale. Certaines font une joyeuse mélodie, celles de Fleabag un sacré boucan. Mais dans le silence ambiant, le bruit détonne. Phoebe Waller Bridge a cette capacité à épouser le cliché du clown triste tout en le pulvérisant. Parce que la série est hilarante, ne jouons pas sur les mots. Qu’elle tente de séduire un prêtre, emmerde sa sœur en essayant de la décoincer moralement ou se trouve trop belle à l’enterrement de sa propre mère, Fleabag est souvent à crever de rire. Mais derrière le rire pointe toujours une touche de mélancolie, un peu de détresse. À travers ses blagues à la caméra, ses emmerdes et ses actes les plus farfelus, Fleabag tente désespérément de combler le vide laissé par des drames.
En plus de parler de la difficulté d’être une femme sexuellement libérée, même au XXIe siècle, Fleabag est une série sur la solitude. Celle qui te prend aux tripes, te glace les os, et te fait t’interroger sur la nature humaine. Une très belle phrase est prononcée à un moment, je te la fais en version originale (le confinement étant un bon moment pour apprendre l’anglais) : « Either everyone feels like this and they’re just not talking about it or I am completely fucking alone« , ce qui peut se transformer en « Ou tout le monde ressent ça de temps en temps et n’en parle pas, ou alors je suis vraiment putain de seule ».
Car elle est vraiment seule, la Fleabag. Comme elle le dit de façon très juste, les gens disparaissent car ils sont effrayés à l’idée d’être en face de quelqu’un qui souffre. D’errances sexuelles en repas de famille qui dégénèrent, bloquée entre une tristesse qu’elle n’est pas capable de surmonter et un besoin de s’affranchir toujours plus fort, Fleabag tâtonne, hésite, se goure. Mais elle le fait de façon flamboyante et aimante. Chaque blessure qu’elle inflige est involontaire, et se répercute sur elle-même. Autour de cette héroïne pleine d’éclat, une galerie de personnages secondaires hauts en couleur permettent au spectateur de se confronter à différentes problématiques. Entre une belle-mère toxique, artiste clichée rabaissant Fleabag à la moindre occasion ; un père brisé par le deuil et maladroit ; une sœur drapée dans une dignité glaciale et un crush qui se révèle être prêtre, on ne sait plus où donner de la tête, et elle non plus. Les dialogues toujours fins et souvent à la fois comiques et crève-cœurs montrent tout l’éventail possible des rapports humains, sous couvert d’une pudeur toute britannique qui laisse entrevoir des émotions à fleur de peau.
Drôle, belle, engagée, Fleabag me donne envie de parler d’elle pendant des heures. Mais une image valant parfois bien plus que des centaines de mots, je te laisse le choix, cher petit lecteur, de découvrir cette pépite par toi-même. Tour à tour émouvante, hilarante ou révoltante, la série et son personnage principale ne te laisseront sûrement pas de marbre. En une vingtaine de minutes, tu rencontreras cette nana dont la tristesse n’a d’égale que sa fantaisie et sa drôlerie. Un peu comme toi quoi. Comme les deux faces d’une pièce. Alors ravale tes larmes et garde le sourire, des jours meilleurs arrivent. Et n’oublie pas, nous sommes tous des Fleabag.