Dossier Endeavor/Pax Pamir 2 : Le colonialisme dans les jeux de société
La colonisation ou la conquête de territoires connus ou inconnus est un thème très récurrent dans les jeux de plateau. On peut citer par exemple le célébrissime Catan (d’ailleurs son nom d’origine était les « colons de Catan »), Smallworld ou encore Kingdomino. Dans tous ces jeux, le but sera d’améliorer notre partie du plateau ou notre plateau personnel en profitant des ressources des régions qu’on possède. Pas de culpabilité à avoir ni même d’attention à porter à d’éventuelles populations locales que nos actions pourraient perturber, en effet les territoires étant fictifs, pas de scrupules donc à se les approprier. Les jeux qui traitent de colonialisme historique sont forcément moins nombreux et pour cause le sujet est tout de suite bien plus problématique. Quid des populations oppressées, quid du devoir de mémoire, quid, enfin, des mécaniques de jeux qui vont forcément culpabiliser ou déranger le joueur ? Pourtant dans ce dossier nous allons parler de deux jeux qui abordent la question et qui l’abordent diablement bien : Endeavor et Pax Pamir !
Dans la première partie de ce dossier nous avons abordé le point de vue du colonisateur avec l’excellent Endeavor, passons donc à Pax Pamir qui offre une perspective tout à fait différente !
Pax Pamir, le point de vue du colonisé :
On change pas mal de contexte avec celui-ci, on passe d’Endeavor et sa carte du monde à l’Afghanistan du XIXème siècle après l’effondrement de l’Empire Durrani. Une période historique absolument chaotique où les intrigues diplomatiques, impliquant entre autre la Russie et la Grande Bretagne, étaient telles que les historiens l’ont appelé « Le Grand Jeu ». Pour l’anecdote, ce conflit est celui-là même qui ramènera un Dr. Watson boiteux et traumatisé à Londres où il fera la rencontre de son célèbre colocataire Sherlock Holmes !
Ici comme vous vous doutez en lisant le titre on ne joue pas les puissances coloniales essayant de s’approprier le contrôle de la région, nous jouons chacun un chef de tribu afghan qui va profiter du chaos ambiant pour se tailler la part du lion ! Alliances, trahisons et intrigues seront donc au cœur de chaque partie.
Le jeu de Cole Wehrle se veut beaucoup plus abstrait qu’Endeavor mais paradoxalement il est beaucoup plus pointu historiquement. Avec son plateau (en tissu !) carré représentant un Afghanistan absolument pas sur mesure et nos cylindres de couleur qui peuvent représenter à la fois des tribus et des espions selon l’endroit où on les pose, le jeu sacrifie le réalisme géographique pour une clarté stratégique tout à fait bienvenue. Le plateau central symbolisant le pays n’est cependant pas l’endroit le plus décisif à regarder dans une partie de Pax Pamir, il ne faut absolument pas quitter des yeux la Cour de chaque joueur, une zone de jeu individuelle disposée devant eux, où se trouvent leurs cartes. Chacune correspond à un fait historique, à une personne, ou à une faction qui ont eu un rôle dans le Grand Jeu.
Ces rôles sont d’ailleurs parfaitement intégrés aux mécaniques de la partie. Par exemple : La carte Nasrullah Khan nous informe que ce leader paranoïaque a gagné sa notoriété en exécutant des agents anglais et en affrontant les autres Khans d’Asie Centrale. En l’ajoutant à votre Cour vous pourrez taxer les autres joueurs qui jouent des cartes dans la même région du tapis que vous et tuer les courtisans de vos adversaires. L’assassiner, lui, fera de vous un ami des Britanniques. Ce n’est qu’un exemple mais vous pourriez prendre n’importe quelle carte et être aussi impressionné par cette harmonie entre jeu et Histoire. Nous retrouvons avec plaisir dans Pax Pamir la maestria d’Endeavor qui permet avec une grâce rarement atteinte de faire le grand écart entre jeu de plateau parfaitement équilibré et instrument d’enseignement et/ou de réflexion.
Pour se plonger à fond dans une partie de Pax Pamir il faudra bien sûr commencer par lire le livre de règles. Celui-ci est divinement bien écrit et s’ouvre sur un récapitulatif de la situation politique et réelle de l’époque. L’immersion est directe, puis, au cours des vingts pages suivantes vous aurez une explication complète avec schémas et exemples du « comment qu’on joue ». Pax Pamir est ce qu’on appelle un gros jeu. Vraiment. Loin de la simplicité évidente d’Endeavor, il vous faudra être concentré sur tous ses engrenages tant ceux-ci seront constamment utilisés. Beaucoup de choses sont à prendre en compte dans Pax Pamir et je ne vous assommerai pas avec un résumé complet des règles. Sachez seulement qu’après lecture de celles-ci, vous aurez l’impression d’être un vrai chef de clan. Chacune de vos décisions aura des conséquences au sein de votre Cour, de la Cour des autres joueurs et dans les six régions afghanes représentées par le tapis de jeu. De même le Grand Jeu pourra s’arrêter à « n’importe quel » moment : lors d’un décompte de points si un joueur à quatre points de plus que tout le monde, la partie est terminée. Cela peut arriver très vite et il faudra bien surveiller les possibilités de scorer de vos adversaires pour ne pas vous faire couper l’herbe sous le pied.
Les décomptes sont emblématiques de Pax Pamir : les cartes « Test de Domination » sont des cartes événements qui pourront être déclenchées selon le bon vouloir ou les possibilités des joueurs. En effet toutes les cartes de votre Cour et les événements sont achetables au marché et il en est de même pour les cartes Test de Domination/décompte de points. Vous pouvez prendre la tête du jeu maintenant mais vous n’êtes pas sûr de pouvoir le faire au tour suivant ? Alors pourquoi ne pas claquer tout votre argent pour acheter cette carte et par conséquent gagner de quoi vous mettre en bonne posture pour voler la victoire ? Mais… vous pouvez également attendre ou acheter une autre carte et laisser le Test de Domination à un autre. Tout dépend de votre plan à moyen et long terme.
Tout est comme ça dans ce jeu.
Chaque carte a plusieurs utilisations, plusieurs timings et toutes ont des conséquences immédiates et à venir ! Assassiner avec votre espion la carte qui aide le plus votre adversaire parait tout à fait viable mais cela implique de trahir votre faction et d’en rejoindre une autre. Pouvez vous vous le permettre ? Finalement, ne gagnons nous pas plus à la laisser en vie et de chercher un autre moyen de coincer votre rival ?
Il était une fois en Afghanistan
Pax Pamir du fait de sa complexité est un jeu qui devient presque narratif, c’est pourquoi je le vois comme un jeu du point de vue du colonisé. Vous allez pendant les deux heures et demi à peu près de la partie voir votre clan grandir, s’épanouir, se casser la tronche après un événement catastrophique ou l’assassinat d’une de vos pièces majeures, et renaître de ses cendres. Le tout sous l’égide d’une des trois grandes puissances en lice du pays :
La Grande Bretagne, la Russie ou les indépendantistes Afghans. Impossible de leur échapper, vous ne ferez pas cavalier seul et il faudra faire avec. Offrir des cadeaux (en assassinant des personnages clés ou en faisant des offrandes) augmentera votre influence au sein de votre Coalition mais si celle-ci devient minoritaire tout cela n’aura servit à rien. A vous de vous assurer que la Coalition que vous soutenez est en mesure soit d’instaurer un statu quo entre les factions soit de prendre l’avantage. Selon la situation il ne se passera pas les mêmes choses lors d’un Test de Domination mais ce sont toujours bien les colonisateurs (ou leurs opposants) qui dicteront les scores finaux de chaque joueur.
Lors de la première partie que j’ai faite mon clan est resté fidèle à l’indépendance mais les trois autres joueurs ne cessaient de changer d’allégeance. Vers la fin de la partie les Britanniques dominaient matériellement le pays et deux des joueurs s’écharpaient pour être le plus influent parmi la Coalition des buveurs de thé. Le troisième joueur et moi même nous nous questionnons sur la pertinence de nos allégeances respectives (la Russie pour l’un et l’Afghanistan pour l’autre) lorsqu’un Test de Domination est apparu. Naturellement les Anglais étaient ravis car étant dans la faction dominante eux seuls allaient marquer des points. Nous avons donc dû conclure une sorte d’accord entre rivaux pour tenter d’équilibrer cette domination afin de ne pas prendre trop de retard. A la fin du décompte des points j’étais troisième ex-æquo avec l’un des Grands Bretons alors que l’autre était premier avec 2 points d’avance. Pas de bol pour eux lors d’un Test de Domination donnant à une faction l’avantage sur les autres, TOUS les pions des coalitions sont retirés du plateau central.
A nouveau le statu quo était présent dans le pays et les trois grandes puissances avaient étanchés leur soif de sang. C’était l’occasion pour le quatrième joueur et moi-même de permettre à nos forces de retrouver un semblant de dignité. Les mangeurs de veau bouilli à la sauce à la menthe nous regardaient de haut car conscients qu’il ne leur faudrait que quelques tours pour nous écraser à nouveau. C’est alors qu’un miracle se produisit : une nouvelle carte Test de Domination fut révélée ! Une excellente surprise pour tout le monde car chacun pouvait mettre sa faction en position de Domination… enfin c’était sans compter la fourberie d’un des deux Britanniques (celui qui était en tête du score évidemment) qui avait réussi à installer des espions et des tribus dans la plupart de nos Cours et des régions du pays. Cette influence en faisait le plus grand clan du jeu ! Il a soudainement cassé tout son compte en banque pour acheter la carte Test et profitant de l’absence d’une domination claire, il a utilisé la deuxième condition de marquage de point : en cas d’absence de majorité c’est les plus grands clans qui gagnent des points. Autant vous dire que son collègue n’a franchement pas apprécié cette trahison de dernière seconde qui non seulement lui vole la victoire (en cas d’une nouvelle majorité anglaise il aurait été en tête) mais en plus m’a permis de prendre la deuxième place ! Mon clan n’était peut être pas très fort mais je m’étais arrangé pour être représenté un peu partout !
C’est pour ce genre d’histoires que vous jouerez à Pax Pamir, chaque décision sera prise au bout d’un temps de réflexion au cours duquel on jaugera l’utilité de chaque déplacement, de l’achat de chaque événement ou personnage à court, moyen et long terme. Puis viendront les discussions, les « attends attends avant de faire ça… il y a sûrement moyen de s’arranger », les deals, les défections d’une faction vers une autre qui prend tout le monde par surprise alors que soudainement la Russie est majoritaire sur le tapis central etc, etc ! Un jeu très malin où il faudra faire preuve de débrouillardise et de gouaille pour tirer son épingle du jeu alors que des puissances étrangères tentent de dicter leurs lois à travers votre contrée ! Un chef d’œuvre de Cole Wehrle, le créateur de Root et du (pour ma part) très attendu Oath, à essayer de toute urgence !
Sorti en français (enfin) au début de ce mois de décembre 2020 Pax Pamir est un jeu de plateau historique d’une rare finesse mais d’une grande complexité qui conclu avec brio mon diptyque sur le colonialisme dans les jeux de plateau. La question pose bien évidemment problème pour des raisons évidentes et la plupart des éditeurs ne se risquent pas à financer des jeux qui pourraient créer des polémiques. Endeavor tente d’attaquer la question de front, en nous forçant à remettre en question les choix qu’on fait pendant qu’on joue. Pax Pamir opte pour un point de vue tout à fait différent en mettant en scène un conflit très spécifique de manière un peu plus abstraite. Il nous permet de revivre le temps d’une partie la vie d’un chef de clan qui voit des grandes puissances jouer avec son pays et qui va tenter de tenir ce choc. La dimension diplomatique du jeu nous fait réaliser comment on s’en sort lorsqu’un État débarque avec les moyens d’écraser toute velléité de résistance. Alors on la joue fine et on fait le dos rond en attendant qu’il s’épuise. Et quand ça arrive on ne rate pas le coche.
PS : J’aurai bien fait une trilogie de jeu à la place de ce diptyque en incluant Archipelago qui met en scène la gestion d’une colonie type Antilles au XVIIIème siècle où il faudra essayer de mener notre barque sans attirer trop sur nous l’ire des populations locales tout en faisant des profits sur la vente des ressources de l’île. Un jeu très engagé que malheureusement je n’ai pas (encore) eu le plaisir de tester. En tout cas il est particulièrement intéressant de voir que pendant ce boom que vit le jeu de société depuis un peu moins d’une dizaine d’années, des auteurs s’interrogent sur la capacité de ce média à transmettre, exprimer des messages, interpeller et débattre avec les joueurs. Les jeux peuvent ils être moraux, immoraux ? Amoraux ? La question se pose. Pour ma part un jeu qui me fait réfléchir tout en m’amusant mérite qu’on s’attarde sur son message mais je peux comprendre que cela puisse choquer.