« Crève, Ducon ! » : le chant du singe de François Cavanna
C’était un vieux bouquin qui traînait sur l’étagère de Pépé. Au beau milieu d’ouvrages de mécanique automobile et autres revues racornies trônait l’orgueilleuse Encyclopédie Bête et Méchante, arborant le portrait de son auteur canaille, toutes bacchantes dehors, en majesté. Ce gaulois poivre et sel à la mine espiègle, aux yeux si pétillants, si profonds, me promettait déjà l’accès au jardin secret de l’aïeul : jardin zigomaticole de cet autre enfant de 1923, grandi lui aussi dans la pauvreté industrielle, puis précipité, ensuite, dans l’ombre qui recouvrit le monde à l’orée de ses 16 ans. Sitôt, enfant devenu l’adulte grave, taciturne, le patriarche mutique que nous autres ses descendants, connaîtrions. François Cavanna, dit « Cavanna », « le Rital », le garnement de la rue Saint-Anne, faisait son entrée tapageuse dans ma vie de lecteur. Et voilà que, à moi qui scrute les rayons de la moindre librairie, les cartons de la plus piteuse brocante, à la recherche de bribes de son oeuvre pléthorique, mon père amène l’ultime écrit, sorti chez Gallimard sans pompe aucune, la semaine dernière. Même mort, ce con-là nous aura encore surpris !
Le métèque et le mutique
Que le lecteur me pardonne d’avance si je glisse à l’occasion quelque allusion à mon propre grand-père qui, comme expliqué ci-haut, a joué son rôle dans mon initiation à l’univers de Cavanna. Il serait pourtant mensonger de l’en faire exclusif ; ô combien lacunaire en aurait été ma connaissance, sans la lecture des Ritals, recommandée par ma prof de français de fin de collège. Et comment l’aurais-je compris, sans avoir moi-même été l’ado arpenteur flanqué de son fidèle Graour ?
Les connaisseurs de Cavanna et les lecteurs du Cri le savent : le Cavanna romanesque, c’est, avant toute chose sans doute, le chantre de l’enfance. Cette enfance désargentée passée dans un quartier d’immigrés italiens, les pieds dans la Marne, les genoux écorchés, les doigts plein d’encre, et surtout des mots plein la tête. Une force vive émerveillée, tourbillonnante et ravageuse, curieuse de tout, dévoreuse de savoir comme d’aventures et d’amours fous. Puis il y eut les Russkofs. Celui dont la femme de Cavanna, Tita, dira qu’il demeure « le plus beau et le plus vrai récit sur la guerre« . LA guerre, la seule, la vraie, celle qui les résume toutes peut-être : 39-45. Cette grande broyeuse d’hommes qui marqua les vôtres, qui marqua les miens, qui marqua mon grand-père et lui imprima, je gage, ce mutisme si assourdissant.
Mais pas à Cavanna. Des routes de l’Exode jusqu’aux camps de travail de Poméranie, Cavanna eut sa guerre, dégusta. Mais Cavanna vécut. Volubile toujours, baratineur parfois, outrancier, grossier, emporté ; mais spontané, mû, animé, fougueux et passionnant. Je mets au défi quiconque a jamais entendu ses anciens conter la guerre, fût-ce laconiquement, de ne pas pleurer à toutes ces évocations. De frayeur lorsque pleuvent les bombes des Stukas sur les peuples en déroute ; de rire lorsque le Rital constipé largue un pesant étron sur le crâne du séminariste parti glaner ses lunettes tombées dans les chiottes du camp ; de passion lorsque Maria s’en vient, lorsque Maria s’en va, que se joue ce qui se joue entre deux jeunes gens, même venus du bout du monde, même lors de la fin du monde.
« Jusqu’à l’ultime Burgonde, j’écrirai »
Car Cavanna avait aussi le goût, d’ailleurs le sens et même les connaissances, de l’épopée historique. Sa plume pourtant acerbe compta les affres et les exploits des Francs (Le Sang de Clovis) ou encore de Colomb (Le Voyage), non sans une certaine tendresse. Impitoyable, elle flétrit ceux de Napoléon (Les Aventures de Napoléon) ou encore de Jésus (Les Aventures du Petit Jésus). Notre humanité dans son ensemble eut son heure de gloire sous la main de Cavanna (L’Aurore de l’humanité I : Et le singe devint con) !!! C’est en un mot ce goût immodéré pour le savoir et la logique qui fit de Cavanna cet esprit si vif, acéré, si prompt au détournement et à la satire virtuose. Si virtuose d’ailleurs, que l’un de mes élèves devait tenir les chapitres « Histoire de France » de la Grande Encyclopédie Bête et Méchante pour véridiques…. Ce n’est pas moi qui le dis, lisez donc Desproges : Cavanna fut ni plus, ni moins, qu’un Rabelais moderne. Un maître véritable, un orfèvre authentique et concret de notre langue française et de l’esprit gaulois qui l’habite. Fin connaisseur du registre le plus soutenu, il n’en était pas moins un prosateur sans pareil de l’argot des « titis » parisiens, tous deux noyés dans une verve inimitable et sempervirente.
Mais Cavanna n’était pas seulement tout ceci. Homme enragé de vie, homme intègre dans ses convictions, Cavanna était aussi un être de souffrance et d’indignation. Le cycle autobiographique amorcé par les glorieux Ritals et Russkofs se poursuivit de nombreux ouvrages, comme l’Oeil du Lapin, Bête et Méchant, Les Yeux Plus Grands que le Ventre… puis, dernièrement, Lune de Miel et Crève, Ducon !. De l’aveu même de l’écrivain, les lecteurs se firent plus rares à mesure que paraissaient ces opus. Quelque esprit chagrin « séparant l’homme de l’oeuvre » y verra peut-être un talent fatigué, une plume en berne. Cavanna y est-il moins vrai que dans les romans qui firent sa renommée ? Aucunement. Simplement, transparaissent ici des thèmes nouveaux : la paternité, l’infidélité, le vieillissement, la maladie. Celui que l’on sait si vivant, si sanguin, y cède aussi à la tristesse et à l’obscurité. Aussi excessif qu’il peut l’être, Cavanna se fait réservé, pudique, évasif sur certains points. Au-delà du fondateur charismatique (historique ?) de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, au-delà du talentueux conteur dont l’heure de gloire fut l’enfance bénie, Cavanna se révèle donc une fois de plus, crépusculaire, triomphal, et entier, tel qu’il a toujours été.
« Ailleurs est une sphère infinie dont le centre est ici » (Cavanna, Le Saviez-vous ?)
Au terme d’une oeuvre émaillée d’une soixantaine de titres (sans faire mention de toutes les chroniques et collaborations aux journaux par lui fondés), au seuil de la mort qu’il ne craignait guère mais « qui l’emmerdait quand même un peu », Cavanna écrivait encore et toujours. On le savait parkinsonien depuis quelques années ; du reste, ses derniers écrits disent sa lutte de tout instant contre celle qu’il appelait « la miss » ou bien « la grande salope », selon l’humeur, qui torsadait ses lettres tout comme ses membres. Le Rital s’est éteint voilà six ans tout rond, au mois de janvier finissant de 2014. Sans pompe et sans heurt, Crève, Ducon ! est donc ce qu’il faut bien appeler son oeuvre ultime, posthume.
Une oeuvre toute simple, dépourvue de fard ; s’y égrènent les anecdotes de son enfance et les scènes tourmentées de la vieillesse. Certaines furent déjà relatées, ici ou là ; elles sont donc complétées ou éclairées d’un jour nouveau. Nul fil conducteur ne vient corseter la matière ni guider le lecteur. Fidèle à Joyce, qu’il avait sans doute lu sans le reconnaître (en érudit modeste qu’il était), Cavanna laisse aller sa pensée. Toujours vivace, un peu priape, son oeil s’attarde sur les jolies femmes ; sa rage intacte s’épouvante de sa condition déliquescente, sa verve se fait hugolienne quand rejaillit le vieux Paris au détour d’une venelle. Le pavé de la Rue des Trois Portes s’anime des évocations lointaines tout comme des portraits actuels. Jamais ringard, jamais pleurnichard, jamais totalement vieux-con, certainement pas gâteux pour autant, Cavanna demeure. Plus vivant que jamais. Plus authentique que jamais. Plus absent que jamais. Il serait pourtant erroné de faire de Crève-Ducon ! un ouvrage parmi tant d’autres. Ce sont toutes les grandes lignes de fuite d’une existence qui y scintillent d’un dernier éclat : l’écriture, poursuivie « jusqu’à l’ultime seconde », épaulée par Virginie Vernay, dernière femme (oserai-je le dire ? Osons) aimée de l’auteur ; les animaux, la nature, et l’athéisme le plus désespéré…. mais aussi le plus serein.
« Qui a donné le signal ? Ce matin à l’heure des merles, c’est une bande de corbeaux qui a lancé l’orchestre. Quand les corbaques s’y mettent, c’est corbeau et rien d’autre. La méchanceté toute pure.
Non, je sais bien, c’est une impression, le corbeau a son chant, pas de sa faute si ce chant nous sonne aux oreilles en fureur assassine, mais c’est justement d’impressions qu’il est question ici. Alors voilà, juste ça !
Les corbaques au lieu du merle siffleur, ce n’est peut-être pas la fin de l’été, mais ça nous rappelle que l’été a une fin« .
Cavanna aura tenu parole. Jusqu’à sa fin, laquelle fut parfaitement conforme au « marécage » corporel qu’il se figurait, le Rital de Notent-Sur-Marne écrivit, mû par les mêmes transports, les mêmes hantises, les mêmes colères. Le vénérable trublion livre ici un adieu harmonieux, qui conclut sobrement le cycle autobiographique commencé il y a quarante-deux ans. Que les lecteurs des seuls Ritals et Russkofs ne s’y trompent pas ; nul atermoiement, nulle nostalgie rayonnante et immaculée n’irriguent cette oeuvre crépusculaire. La vie dans sa totalité s’y joue, n’épargnant en rien celui qui y jetterait un oeil inattentif. Aussi, pour laisser une dernière fois le conteur vous accompagner, tâchez d’embrasser le reste de sa production, d’obtenir un aperçu de ses combats personnels et de ses sensibilités. Jetez-vous ensuite sans plus attendre sur ce livre grand, beau, sauvage, âpre, tendre… Alors, pas « Adieu », Cavanna.