Bonne nuit Punpun : Asano en état de grâce
Je vous en ai déjà parlé, j’ai une certaine admiration pour le travail d’Inio Asano. C’est sans doute actuellement un des plus grands auteurs de manga de sa génération et sans trop m’avancer, je pense que ses œuvres laisseront une trace dans le paysage de la production de bandes-dessinées japonaises. Néanmoins ce n’est pas un auteur aisément abordable et si vos préoccupations existentielles ne croisent pas, même de loin, les siennes, vous resterez sans doute assez circonspects face à ces récits de vie, mélancoliques, pétris d’une réflexion permanente sur la vacuité de la vie humaine moderne que nous traversons comme des fantômes, errants entre passions et normes sociales. Une de ses œuvres récentes, Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction est sans doute plus accessible que celle dont il va être question ici ; le très conceptuel Bonne nuit Punpun. Au programme, le parcours de vie du jeune Punpun Punyama depuis sa tendre enfance jusqu’aux abords de l’âge adulte, dans une forme pour le moins étonnante.
La vie, la vraie, celle qui pue
Bonne nuit Punpun est un manga plutôt long, composé de 13 tomes denses, prenants et éprouvants. L’histoire est chevillée autour des affres émotionnelles du jeune héros qui va se livrer, de façon très classique, à une suite d’explorations de sentiments jusqu’à l’émergence de sa sexualité et du sentiment amoureux. Néanmoins si le thème n’est guère nouveau, son traitement lui, par sa radicalité, sa littéralité crue, apporte une lecture beaucoup plus impactante pour le lecteur, suscitant parfois même la gêne. Mais si Asano expose les corps ou l’acte sexuel, ce n’est jamais de façon gratuite et encore moins esthétisée avec complaisance, il s’agit plutôt d’une manifestation brute, réaliste dans ses convulsions frustes et échevelées, à la limite de l’exposition odoriférante des petites détresses intimes, pour reprendre l’illustre Desproges. Cette façon d’envisager les passions humaines sans le moindre fard nous permet de les percevoir sans le moindre filtre romantique, sans le moindre habillage d’évitement ; la réalité brutale, exhibant ce que les humains s’efforcent généralement de dissimuler, est la base même du malaise constant qui structure ces scènes. Dans une production de mangas actuelle où la complaisance pour des sujets sexuels ou violents sert de tremplin vers un probable succès d’édition pour des titres trop souvent aussi vides que la caboche de Trump, la puissance du travail d’Asano sonne comme une fin de récréation. Et la force de ce message ne s’arrête pas à l’univers de la bande-dessinée mais s’adresse à l’entièreté de la société japonaise, exposée dans ses non-dits, dans ses petits vices intimes, masqués par la force hiératique de la tradition.
Société du marche ou crève
Néanmoins attention, il ne s’agit pas d’une énième critique de la société sur lit de scandale puéril ; Asano est suffisamment subtil pour ne jamais se vautrer dans l’habitude de l’archétype, pourtant si pratique pour construire et ordonner un récit. Jamais ses personnages n’apparaissent faciles à circonscrire et souvent ils nous surprennent, voire se surprennent même eux-mêmes. Ses personnages s’ignorent, se découvrent, comme dans une existence humaine en somme. Ils se mentent aussi beaucoup, pratiquent l’évitement, persistent dans les culs-de-sac, vomissent leur aigreur mesquine sur leurs proches jusqu’à l’impardonnable. Ses héros ne sont pas des saints, loin s’en faut. Mais ce sont des êtres fragiles, touchants dans leurs erreurs et pénibles dans les succès vains. Punpun est totalement à cette image. Si on s’attache fatalement à lui, on ne peut s’empêcher aussi, parfois, de le haïr, de ne comprendre la faiblesse terrifiante de son caractère et la cécité qui est la sienne face aux bonnes solutions qui s’offrent à lui. Mais encore une fois, tout cela en fait un humain crédible, un être perdu dans une multitude de stimulations extérieures et face à l’implacable de l’insertion sociale dans une société férocement capitaliste où la réussite sociale détermine qui compte et qui est le rebut, cela dans une prégnance sans doute plus forte encore au Japon qu’en France. Par les rêves déçus, les interrogations, les tergiversations d’une jeunesse contemporaine frappée par la crise, l’auteur souligne l’errance d’une partie d’une génération, entre petits boulots et aspiration à la liberté absolue. Et si certains réussissent socialement, Asano montre un intérêt plus marqué pour les gueules cassées de l’existence, ceux qui ne parviennent pas à se faire une place au soleil de la compétition, et pas nécessairement par manque de talent.
Vu que je suis beaucoup dans le théorique depuis le début je me fends d’un exemple concret (mais comprenez bien que si je rechigne à le faire c’est pour ne pas vous faire un bête résumé de l’histoire qui gâcherait nécessairement la découverte) : une amie de Punpun travaille dans le domaine artistique et rêve secrètement d’écrire un manga. Elle a du talent, sait travailler avec acharnement mais les doutes l’assaillent, la détournent de son but par crainte de l’échec voire par celle de devoir finalement se mentir à elle-même pour pouvoir faire vendeur. Et elle demeure enkystée dans sa logique très longtemps, survivant d’expédients. Qui n’a pas connu des phases de ce type dans sa propre vie ? Personnellement je m’y reconnais et je pense ne pas être le seul. Mais ce n’est pas qu’une affaire de personne, c’est aussi le résultat d’un conditionnement social qui nous élève dans l’enfance sur un piédestal, finalement anéanti lors de nos premières confrontations à la réalité glacée du monde du travail. Par cette analyse Asano expose ce genre de problématique mais il poursuit plus loin ses réflexions en montrant aussi des solutions. Mon pluriel n’est pas vain ; l’auteur ne pontifie pas et ne vend pas des vérités clés en main. L’amie de Punpun trouve sa solution au travers d’un parcours fait de rencontres, de remises en question, d’échecs, de reniements partiels… Elle aboutit sans épilogue miraculeux et on n’accueille guère ce genre de succès avec une montée lacrymale. Elle réalise simplement qu’elle est davantage en accord avec elle-même, qu’elle s’esquive moins.
Une histoire de poussin
Dans la caractérisation des personnages une chose a dû vous frapper sur les images ; cet espèce de petit poussin moche au milieux d’illustrations à la qualité indéniable. Il s’agit du héros, Punpun Punyama. Lui et sa famille sont, tout au long de l’histoire, représentés sous cette forme et jamais de façon réaliste. L’auteur ne l’explique pas vraiment, mais on comprend vite qu’il s’agit d’une représentation allégorique de leur nature intime. Avec le héros, c’est plus subtil car cette apparence varie dans certains tomes, ceux où il avance en âge. Il est alors en plein désarroi moral et il cherche souvent à se composer une identité plus pratique que la sienne propre. Alors il joue un rôle, endosse un costume vraisemblable, une carapace protectrice qui se matérialise sous des formes… Singulières… Pour le moins. D’une forme pyramidale, limite illuminati, jusqu’à un corps humain coiffé d’une tête de poussin, sa forme évolue et suit les diverses situations dans lesquels il est immergé. De fort troublant au départ, cette logique finit par s’imposer d’elle-même et on guette les quelques cases où l’on entrevoit quelques arpents d’un des membres de la famille Punyama, toujours en silhouette, en cadrage serré, afin d’en dissimuler la réalité physique afin de préserver cette représentation symbolique de l’être profond.
Cette démarche n’est pas non plus gratuite ou simple caprice d’auteur (même s’il y a sans doute un peu de ça, je vous laisse le soin de dénicher dans le manga où Asano nous le laisse entendre), elle procède d’une volonté d’exprimer le « moi » des personnages de cette famille. Ce sont ceux dont l’introspection va souvent le plus loin et vis-à-vis desquels on remarque une certaine constance à l’égoïsme. Pour autant leurs tortures de l’âme ne sont pas vaines ; s’ils sont repliés sur eux-mêmes, si leurs douleurs peuvent sembler mineures en regard d’autres, il n’empêche qu’ils sont désespérément sincères dans leurs sentiments. A tel point d’ailleurs que Punpun en vient à être accompagné d’un curieux personnage étrangement réaliste et résumé à un visage flottant ; c’est une sorte de divinité qui procède de lui-même, qui l’accompagne comme un génie protecteur, mais un génie aux valeurs morales discutables et à l’approche de la notion de protection plutôt fluctuante. Il est en partie la noirceur de l’âme de Punpun, sa faiblesse, ses doutes, sa lâcheté. Il revient quand Punpun est le plus perdu dans son esprit et ce n’est jamais pour le meilleur. Punpun n’est pas le seul à être doté de ce genre d’acolyte ; un de ses amis d’enfance que l’on perçoit un peu benêt, pense voir un dieu caca dans une soucoupe volante, mais pour lui c’est un dieu bienveillant, véritablement protecteur, tout à fait en adéquation avec son histoire personnelle.
C’est dans cette expression symbolique un peu extravagante que se trouve la réflexion d’Asano sur la résurgence dans notre époque de froide rationalité de mentalités plus ésotériques, fascinées par la nécessité d’une transcendance, capable de dépasser la morne existence moyenne des humains. Pour explorer plus avant cette thématique messianique, l’auteur se munit d’un personnage haut en couleur dans lequel le génie a définitivement basculé dans une exaltation religieuse new-age aux tendances sectaires qui, si elle est amusante à voir se déployer dans les premières pages, n’en comporte pas moins le revers dramatique qui fait écho à des faits d’une actualité pas si ancienne, comme les attentats au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995. Sans aller tout à fait aussi loin, ce qui prend place dans l’histoire n’en est pas moins d’un réalisme kafkaïen ; triste échappatoire de la répétitivité métronomique de la société moderne, car encore une fois ce mouvement n’est que la résultante d’un manque ressenti par des gens, des quidams tantôt un peu ridicules et vains, tantôt chiffonnés par l’existence, et qui trouvent dans ce groupe quelques réponses et surtout une main tendue, un élan d’amour désintéressé dans une communauté qui accepte de sortir du cynisme ambiant pour embrasser une vérité plus belle, plus folle, plus absolue. N’est-ce pas là ce phénomène que l’on ne cesse de voir se développer aux quatre coins d’internet, chez les complotistes de toutes espèces ?
Le cynisme et l’ego
Or justement, ce cynisme ambiant, moyen, habituel qui se porte souvent comme une vertu, est questionné à un autre niveau de l’œuvre par Asano. Il analyse son travail de créateur lui-même à l’aune de ce système. Quelle est la place de la création dans l’industrie du manga ? Dans quelle mesure doit-on se plier à des exigences de lisibilité pour pouvoir s’exprimer ? Est-ce que cette expression qui explore parfois l’intime n’est pas juste une lubie égocentrique de l’auteur ? Asano se représente lui-même sous les traits d’un éditeur pour jouer au juge ; devenu avocat du diable il « torture » la jeune mangaka dont nous avons déjà parlé et par là même cherche un sens à son travail.
Mais s’il existe bien un sentiment que l’auteur place en moteur contre le cynisme c’est bien le sentiment amoureux. Il parcourt l’entièreté des treize tomes, là où les autres thématiques s’étendent rarement sur plus de deux. L’amour, on en découvre la naissance dans l’enfance entre des bambins maladroits et encore tout tissés d’absolu, on le voit chevroter dans les désordres hormonaux de l’adolescence et se télescoper avec la prégnance terrible du réel aux abords de l’âge adulte. L’amour est le sentiment positif par excellence dans l’œuvre… mais ce n’est évidemment pas aussi simple avec Asano. Toute passion violente induit obligatoirement des effets inversement puissants. Comme dans de très nombreux romans d’amour, ce sentiment peut aussi se transformer en spirale infernale, en descente aux enfers, pourtant elle-même portée par une certaine et étrange joie intrinsèque. Une joie de crépuscule, une joie par avance circonscrite et qui n’en est que plus forte et plus malaisante. Il y a des cases sublimes sur ce thème mais que l’on traverse avec l’estomac noué, car Asano sait très bien raconter. Il le fait sans donner l’impression qu’il y prête attention, avec un détachement léger et mélancolique. Et si cela fonctionne aussi bien, c’est simplement parce que les situations ne sont jamais simples, jamais monolithiques et surtout construites dans un véritable esprit de continuité.
Bonne nuit Punpun est une œuvre protéiforme dans la structure du récit, passant d’un groupe de personnages à un autre, de chapitre en chapitre, redécouvrant des trombines que l’on n’avait pas vu depuis deux tomes, au détour d’une page, mais une œuvre qui fait un tout cohérent. Chaque enjeu posé à un endroit aura sa résolution, il suffit d’être patient et même si cela prend place dans les premiers volumes, il faut parfois attendre le dernier tome pour qu’enfin tout s’éclaire d’un jour nouveau. Mais à ce moment là c’est un feu d’artifice symboliste qui laisse difficilement insensible, surtout si on a réussi à s’immerger pleinement dans l’histoire. La fin est véritablement la clôture d’un cycle dans la vie de Punpun et si on le laisse le cœur un peu gros, on comprend bien que l’histoire a été au bout d’elle-même et qu’elle doit se terminer. Il n’y a donc pas une fin au forceps, pilotée par le vide créatif, mais une vraie fin, probablement mûrie à l’avance et correctement amenée au terme d’un long tome 13.
Bonne nuit Punpun est un manga exigeant, complexe, possédant une logique propre et sans concession, qui ne plaira pas à tous, c’est une certitude. Mais quiconque aime le genre, en prend plein les mirettes et le cortex préfrontal. Cependant, le manga remue un peu par les thématiques qu’il aborde et il est préférable de l’aborder dans des dispositions psychologiques plutôt lumineuses parce qu’il est clair que la légèreté n’est pas au rendez-vous. C’est peut-être une des rétributions du génie d’une œuvre que je place parmi les meilleures du genre. À la manière d’un bon Larcenet, il y a de fortes chances qu’elle vous bouleverse, qu’elle vous travaille intérieurement, aux confins du rire et des larmes, et chaque fois un peu plus près des réalités intimes de l’âme, dans ces replis que l’on veut garder secret, mais qu’Asano libère et analyse, l’œil mélancolique, sans jugement ni morale.