Aubépine, bienvenue dans les alpages
Ce n’est pas souvent que je viens faire mes emplettes du côté du rayon jeunesse… enfin je veux dire que ça n’arrive carrément jamais. Il a fallu que ma cohorte de libraires préférés me mettent une mystérieuse petite BD dans les mains en insistant lourdement sur une idée centrale ; c’est bien, très bien, tu fermes ta gueule et tu lis. Je suis un troll discipliné qui écoute ses libraires, qui fait confiance à ses sapiens supérieurs. Je suis donc reparti avec Aubépine entre les mains, le premier tome sobrement appelé Le génie saligaud, tout un programme.
Dans la vallée…
Aubépine est une jeune citadine dont les parents sont venus s’installer dans une vallée magnifique au pied de massifs montagneux pour les recherches de maman. Or la petite n’a que faire des jolis paysages et de l’air pur, ses copains lui manquent et, pire que tout, son frangin part en voyage. La voici esseulée dans un endroit qu’elle ne connaît pas et qui ne lui procure que de l’ennui. Une nuit, elle aperçoit une lumière dans l’obscurité, une silhouette qui loin de l’inquiéter, l’intrigue. Le lendemain cependant, il faut que son père s’attèle à la mettre dehors afin de l’aérer un peu et c’est là que tout commence pour notre Aubépine. Elle rencontre une mystérieuse bergère qui ne possède que des chiens. L’un d’entre-eux s’attache à elle et l’aventure débute peu après, au détour d’un bois. La jeune fille découvre un cratère où gît une sorte de statue. Suivant sa curiosité, elle s’approche du bord meuble ; un pan se détache et Aubépine roule au fond du trou pour venir percuter le monolithe. Il en sort un génie. Un génie saligaud donc, auprès duquel la jeune fille aura droit à trois vœux, pour le pire… vraiment le pire. En plus, la vallée est menacée par une migration d’oiseaux mystérieux et semble-t-il redoutables… Comment une gamine comme elle va pouvoir sauver son nouvel univers auquel elle est en train de s’attacher ?
Bon, sans trop vous spoiler, elle arrive quand même à se démerder… à peu près. Mais l’été a filé dans ce premier tome et le second s’ouvre sur l’automne. Un automne qui s’annonce compliqué, où les menaces cataclysmiques réapparaissent et où Aubépine semble être la seule à pouvoir rétablir les équilibres millénaires.
Oh oh…
L’ampleur des enjeux est assez surprenante pour un livre jeunesse ; replacés à l’échelle locale, les désastres qui frappent la vallée ont une connotation apocalyptique bien élaborée, dont les ressorts narratifs efficaces soulignent l’urgence. La dimension des événements est, par exemple, inscrite dans une temporalité longue ; les protagonistes convoquent les équilibres millénaires de même que des entités protectrices semi-divines aux doux accords délicieusement païens. Cette vallée a un passé chargé, partiellement caché aux hommes qui, il faut bien le dire, restent de fatigants fouteurs de merde.
Si les personnages ont tendance à être plutôt choupinoux, grâce au dessin de Karensac, il n’en reste pas moins que leurs aventures ont l’élan des grandes épopées. Les périls peuvent être mortels, on craint parfois pour la survie de certains et l’idée de mort n’est pas éludée. C’est au fond cette exigence qui anime le récit et lui confère suffisamment d’élan pour ne pas tomber dans les excès lénifiants d’un scénario cucul sans importance. Rien que pour cela, Aubépine vaut le coup d’œil. La BD a le respect du lecteur, peu importe son âge, et donne à lire de vraies histoires élaborées qui portent de véritables réflexions : l’importance de la formulation d’un vœu – donc le sens précis des paroles – la notion de responsabilité et de respect des engagements, le soutien aux proches… Dans notre temps tissé de cynisme, cela ne fait pas de mal, et mieux, c’est sans moralisation douteuse.
D’Aubépine, la li lala
Aubépine est une héroïne forte et futée, au courage certain. Elle est un peu insouciante, possède un solide caractère et une bonne dose d’humour pince-sans-rire. Ses parents sont un peu archétypaux ; une mère chercheuse paumée dans les livres et le travail et un père à la maison un peu à côté de la plaque (notamment en cuisine). Mais les autres personnages d’importance sont surtout la vieille bergère que l’on a croisée plus haut et Pelade le chien. La première, véritable gardienne de la vallée est un peu sévère, mais Aubépine sait bien que c’est surtout une façade. Elle représente un peu le mentor des histoires de héros ; à cet égard elle est en train, l’air de rien, de passer le témoin à Aubépine au gré des aventures. Le second est un chien laineux qui rencontre l’héroïne dès les premières pages et qui ne la quitte plus ensuite. Il est son fidèle soutien en toute occasion.
Les ennemis, eux, sont complexes. Ils ne sont pas vraiment des méchants classiques, ils n’incarnent pas Le Mal, mais plutôt des travers qui les poussent à mal agir. Le premier, le génie saligaud, comme son nom l’indique bien, est plutôt un sale petit trou du cul qui adore se payer la tête de ceux qui le rencontrent. Le renard furax du deuxième volume est plus ambigu, et dont le rôle – je ne vous spoilerai pas – est très intéressant ; disons qu’il a des buts communs avec les « gentils » mais des moyens différents. Pour tout cela, le casting vaut le coup d’œil et évite les oppositions binaires simplistes que l’on retrouve souvent dans des œuvres jeunesses planquées derrière la mauvaise facilité du « c’est pour les enfants ».
Je précise, humour
S’il est un aspect que je retiens d’Aubépine c’est l’humour tout à fait singulier que les auteurs y ont insufflé. L’œuvre est truffée de scènes de dialogues savoureux, rythmés par une Aubépine aux petites phrases toujours justes et aux faux airs détachés. J’ai parfois subitement éclaté de rire en lisant ces pages tant les situations cocasses sont bien amenées et surtout, bien dosées. Les expressions d’Aubépine ponctuent généralement ses saillies et la voir rester de marbre face à ses réflexions piquantes est plutôt marrant. S’y ajoute des personnages souvent involontairement marrants et qui n’ont rien de sidekick rigolos, ils sont toujours plus que cela. Ajoutez-y quelques comiques de situation et on est vraiment pas mal de ce côté-là.
L’association du dessin et de la narration fonctionne vraiment bien. Le travail de Karensac est agréable ; les personnages aux formes simples et efficaces sont bien caractérisés et évoluent dans des décors de belle qualité. Les compositions des cases sont réfléchies et la mise en couleur leur donne une véritable atmosphère. Étant donné que les tomes suivent les saisons, c’est quand même bien vu.
D’un point de vue factuel, le petit format en 95 pages est vraiment une bonne idée ; ça se prend bien en main et personnellement, je trouve ça infiniment plus agréable que le sacro-saint album en 48 planches.
Bref, vous l’aurez compris, Aubépine c’est très bien, ça se lit de sept à Jeanne Calment et c’est rempli de bonnes idées ; vous n’avez pas d’excuse pour ne pas y mettre le nez. Si vous avez encore quelques réticences à acheter une BD jeunesse, prétextez que c’est pour le petit neveu au troisième degré de votre belle-sœur, ça passe crème.