Drakengard : L’Apocalypse selon Yoko Taro
Voyageons quelque peu dans le temps, quand la Playstation 2 était reine. À l’époque, j’étais au collège et cette fameuse PS était la première console que j’ai eu le plaisir de posséder. Aussi, en tant que fan d’Heroic Fantasy et particulièrement des lézards volants cracheurs de feu, je suivais d’un regard avide toutes les sorties de jeu comportant un dragon dedans. Une sorte d’obsession qui me poussa à acheter de sombres bouses mais également quelques pépites comme Drakan, où j’ai eu l’immense plaisir de chevaucher un dragon virtuel pour la première fois de ma vie. C’était fini, retrouver cette sensation dans un autre jeu (avec peut-être un vrai scénar et une vraie mise en scène, parce que les cut-scenes à base de textes défilants quand on a 14 ans, ça va bien 2 minutes) était devenu ma quête ! Ayant refait Drakan une dizaine de fois, mon regard finit par s’arrêter sur un titre au rayon occasion d’une boutique, fermée maintenant, Drakengard ! On m’y promettait de l’action à couper le souffle, du dragon à chevaucher sauvage et gigantesque et une aventure gargantuesque ! Il n’en fallut pas plus, et ignorant le logo « Déconseillé aux moins de 18 ans » je me dirigeai la bouche en cœur vers la caisse.
Je ne savais pas encore ce que je venais de faire, et ce n’est qu’en rentrant chez moi et en insérant la galette dans la machine que je découvris pour la première fois de ma vie la signification d’un jeu réservé aux adultes. Pas de sexe rigolo comme dans Vice City, pas de gore stupide et drôle comme dans Unreal Tournament, non ! De la violence, de la vraie, celle qui terrorise et qui séduit, psychologique, physique, totale. Je n’étais qu’un môme, Drakengard ! Je ne savais pas, je suis désolé…
Attention, ça va faire un petit peu mal
Pour mieux saisir l’ampleur du choc, prenons par exemple le premier chapitre de l’histoire. Nous voilà arrivés dans un petit royaume appartenant à une faction appelée l’Union, au pied d’un château assiégé de toutes parts par l’ennemi juré, l’Empire, dont la férocité vient d’atteindre un tout nouveau niveau. À l’intérieur : la Déesse, Furiae, l’Élue malgré elle de la religion de l’Union et accessoirement la cible de l’Empire ; ainsi qu’Inuart, un noble désespérément amoureux d’elle qui devait l’épouser avant qu’elle ne soit choisie par les augures pour devenir leur messie. Ils regardent leurs troupes se faire décimer par une armée composée de soldats aux yeux rouge vif apparemment invincibles et attendent. La situation est absolument dramatique, la défaite semble inévitable, lorsqu’arrive notre héros Caim, le frère de Furiae. Un détail nous saute immédiatement aux yeux, alors que tout le monde est en larmes ou terrorisé, lui est étrangement serein. Mais ce n’est pas le calme du mec bad ass qui sait ce qu’il fait et qui va sauver tout le monde. Non, c’est l’attitude résolue d’un mec qui s’apprête à commettre un massacre. Le gameplay commence, nous sommes de l’autre côté du champ de bataille, l’objectif est simple : rejoindre le château.
C’est un gameplay tout à fait classique à la Dynasty Warrior, le carré pour taper, le triangle pour la magie et c’est à peu près tout. Le truc qui dérange par contre, c’est que notre héros est en train de jouir de l’hécatombe qu’il cause, il jubile devant le sang versé ! Les troupes ennemies se rassemblent pour lui faire face et réussissent à lui infliger un coup sévère dans le dos. Mais il n’y a rien à faire, le furieux refuse de tomber et refuse surtout d’arrêter de se battre.
Tout à coup, dans la cour du château les soldats commencent à s’agiter : ils viennent de capturer un dragon ! La créature est fermement maintenue au sol par d’énormes filets et est transpercée de flèches, ils vont bientôt l’achever. Caim y voit une opportunité, il veut continuer son carnage et un Pacte avec cette bête soignerait ses blessures et lui donnerait la puissance dont il a besoin pour devenir inarrêtable. Il se présente donc à elle, agonisante, après avoir écarté à grands coups d’épée les gêneurs et exige d’elle le fameux Pacte. Le dragon refuse, s’allier avec cet insecte, hors de question. Très bien, alors Caim va l’achever lui-même. Comme il n’a pas l’air de plaisanter, le dragon finit de peser le pour et le contre : l’immondice qui le menace s’apprête à le tuer, quel est le pire, « s’allier à elle ou périr par sa main ? » De désespoir il finit par consentir. Le Pacte a cependant un prix : pour se joindre à une créature mythique, un humain doit donner quelque chose, une chose personnelle à laquelle il tient. Caim choisit d’y laisser sa voix. Notre héros tuera donc en silence.
L’alliance conclue, on découvre un peu la personnalité du dragon. C’est une femelle qui n’a que mépris pour l’Humanité, le tempérament consumé de haine de Caim lui sied donc à merveille et ce sera désormais elle qui parlera pour eux deux. Et le jeu reprend, légèrement différent, car maintenant on peut appeler le dragon à tout moment pour faire cramer par dizaines les pauvres hères qui se mettraient sur notre chemin. L’objectif change : On va tuer. Tout. Le. Monde.
La fin du chapitre est un bain de sang au cours duquel on nous supplie d’arrêter, en implorant une pitié qu’aucun des deux compères n’est capable de ressentir, et il n’y aura que quatre survivants du côté de l’Union : La Déesse, la sœur de Caim, Inuart, le meilleur ami de Caim, le Dragon de Caim, qui refuse de nous dire son nom et enfin, Caim lui-même. Et c’est tout.
Comment vous dire… J’étais pas prêt.
There are no songs in this world
C’était le premier chapitre, les plus bourrins des gamers pourraient dire que ça commence assez soft, des anti-héros trop violents y’en a un peu partout dans le jeu vidéo (coucou Kratos !). Par contre, ce qui n’est pas commun c’est que ce soit nos alliés qui nous supplient d’arrêter le massacre. Surtout un dragon, un dragon qui nous demande d’arrêter de prendre autant de plaisir à tuer des humains. Vous allez me dire : «Ouais mais ça va être le parcours initiatique, à la fin il va devenir un vrai héros». On tue des enfants dans le deuxième chapitre. On massacre des villages entiers d’ogres, gobelins et autres espèces juste parce qu’elles sont dans le territoire de l’Empire dans le troisième, etc, etc. Il n’y a pas de rédemption pour Caim. Ses parents ont été tués par l’Empire, il ne s’arrêtera que lorsqu’il aura mis celui-ci à genoux.
Cette guerre qui alimente la folie meurtrière du personnage principal va être le moteur du jeu. Machine parfaite à broyer les esprits et les cœurs, dont nous croiserons sur notre chemin ensanglanté les pathétiques victimes. Caim ne sera en effet pas seul à sombrer dans la démence.
D’autres personnes se joindront à lui : Leonard a vu ses frères brûler. Ainsi que tout son village. Sur le point de s’ôter la vie, il est interrompu par une Fée qui le force à pactiser avec elle, car elle souhaite se moquer encore et encore de sa faiblesse, de son incapacité à se suicider et se nourrir de son désespoir. La Fée de ce Pacte va également lui prendre sa vue.
Verdelet est un prêtre chargé de veiller sur Furiae, c’est un fanatique de cette religion qui est persuadé que les Dieux ont toujours guidé ses pas. Le conflit contre l’Empire va amener cet homme pieux et dévoué au cynisme le plus total, il ira jusqu’à encourager Caim là où tous ses autres compagnons vont tenter de juguler sa haine et sa colère.
Seere, un enfant de 8 ans bercé par des illusions de grandeur va pactiser avec Golem, un géant de pierre qui lui prendra sa capacité de grandir et vieillir afin qu’il puisse devenir « le Petit Héros » d’un conte que lui racontait sa mère (avant de décéder évidemment). Il est également le frère de Manah, l’une des plus tristes victimes de cette atrocité.
Mais la palme de la folie revient au dernier compagnon de route de Caim, j’ai nommé Arioch. C’est une elfe qui a perdu ses enfants à cause d’exactions de l’Empire (décidément). Plongeant la tête la première dans la psychose, elle va donner sa capacité à enfanter à Undine et Salamander, respectivement esprits de l’eau et du feu. Cette puissance nouvellement acquise va l’amener très loin de la lucidité. Je vais arrêter de tourner autour du pot : elle mange les gens et surtout les petits. Pour qu’elle rejoigne l’équipe, Verdelet place sur elle un sort qui l’empêche d’attaquer notre compagnie mais ça ne l’empêchera pas de donner libre cours à ses élans de cannibalisme de nombreuses fois au cours de l’aventure.
Ainsi, tous les personnages de l’histoire vont peu à peu perdre pied et la raison, ne croyez pas que Furiae et Inuart resteront tranquillement à l’abri de l’horreur pendant que Caim mène sa vengeance. Non, ils vont être projetés extrêmement violemment au cœur de l’action et ils seront, comme les autres, brisés par des forces qui les dépassent totalement.
Mécanismes de la folie
Drakengard, vous l’avez compris, est une véritable descente aux enfers à laquelle il n’existe pas d’échappatoire. Nos héros seront malmenés du début à la fin, mais c’est surtout le joueur qui sera amené à s’interroger. En effet, le jeu n’est pas un défouloir quelconque, c’est une œuvre totale qui ne fait pas dans le compromis pour demander au joueur : « Jusqu’où je peux t’amener dans l’horreur ? »
Sauf que cette fois, nous ne sommes pas juste la victime comme on le voit souvent dans les survival-horrors type Silent Hill, ici on est également le bourreau. Une statistique, par exemple, nous indique combien nous avons fait de morts depuis le lancement de la partie (à la fin de la mienne je culminais à 77 000). Mais c’est surtout le gameplay qui interpelle. Comme je le disais, il n’y a quasiment que deux touches pour frapper et c’est donc extrêmement machinalement que vous allez finir par dessouder des milliers de soldats.
Carré, carré, carré, carré, triangle, carré, carré, carré …
On n’y pense plus, les victimes s’accumulent sans qu’on y fasse attention, la haine de Caim couplée à notre endormissement finissent de déshumaniser nos adversaires et sans les piques de rappel du Dragon ou de Verdelet on ne se rendrait plus du tout compte de ce qu’on est en train de faire.
L’ivresse de la puissance, combinée au leveling de notre personnage et de nos armes contribuent à nous immerger dans cet univers où le chaos est absolu. Et ce n’est qu’en contemplant les conséquences de nos actes qu’on finit par se demander si tout cela méritait vraiment le bain de sang commis au nom du sacro-saint dogme du jeu vidéo : « Il faut bien finir le niveau !»
De plus le jeu regorge de moyens pour nous tenter de revenir : niveaux alternatifs, l’histoire et la magie associées à chacune des armes (qui évoluent en fonction du niveau de l’arme) et surtout les cinq fins alternatives. Ne rêvez pas, aucune n’est joyeuse. Là où ce gimmick est brillant dans Drakengard, c’est que ces fins vont de plus en plus loin dans la déconstruction du monde. En étant de plus en plus absurdes, effrayantes, horribles et étranges, elles fascinent et nous poussent à les explorer en même temps qu’elles nous forcent à aller plus loin dans la folie et/ou dans la violence. À vous donc de choisir si la fin A vous contentera !
Drakengard ne se contente pas d’être fou dans son histoire et dans son gameplay, ses graphismes ne sont pas non plus en reste. Desservi par un manque évident de budget, le jeu est loin d’être beau (même pour l’époque) et les développeurs ont donc compensé le manque de polygones et de textures par une ardeur créatrice. Des constructions complètement barrées seront ainsi vos principales ennemies dans les cieux, alors que les soldats porteront des armures déshumanisantes au dernier degré lors des affrontements sur le plancher des vaches. Les gobelins, les ogres et autres créatures fantastiques seront d’affreuses bouillies de pixel. Mais rappelez-vous, l’idée est de nous faire oublier qu’on massacre à tour de bras. Faire des ennemis qui ne ressemblent à rien, auxquels on ne peut pas s’identifier est manifestement une intention du studio cavia inc.
Enfin comment ne pas parler de la bande originale ? Probablement la plus ambitieuse que le jeu vidéo ait connue au cours de sa courte existence, elle est parfaitement inécoutable en dehors de son contexte. Composée entièrement de boucles sonores d’une à deux secondes menant à des mélodies hallucinées, la musique accompagne avec frénésie nos combats. Complètement hypnotiques, ces boucles sont tirées de compositions originales pour le jeu mais également de morceaux classiques extrêmement connus. Ainsi, les plus érudits d’entre vous pourront s’amuser à retrouver les mesures tirées de la Chevauchée des Valkyries, de la Symphonie du Nouveau Monde, des Noces de Figaro ou encore du Lac des Cygnes. Pour finir avec la musique, sachez qu’afin de renforcer le côté absurde de la BO, Takayuki Aihara et Nobuyoshi Sano ont choisi délibérément de ne nommer aucun morceau autrement que par leur fonction. Ainsi la musique d’une cinématique ou d’un niveau ne sera pas nommée « Massacre affreux de Caim » mais « Chapitre 1~ Au sol » ou « Chapitre 4~ Dans le ciel ». Unique exception à cette règle, la chanson du générique de la fin B qui a droit à un vrai titre.
Chef d’œuvre absolu et sans aucune concession, Drakengard (ou Drag—On Dragoon en VO) est sans conteste l’une des expériences les plus traumatiques que l’on puisse jouer. Musique hallucinée, level design labyrinthique, scénario terrifiant et personnages possédés, la plongée dans la folie, la peur et le désespoir qu’une guerre peut causer est totale. Le tout au service d’une réflexion plus vaste sur notre position de joueur et sur notre participation plus ou moins apathique à des atrocités virtuelles…
Mais je voulais juste chevaucher un dragon, moi !!