La caverne des idées, le polar au pays des jupettes
À première vue, si on aborde le sujet du polar, il y a de fortes chances que vous ayez à l’esprit la mine sombre d’un détective arpentant les rues d’une métropole américaine dans un crépuscule avancé et sous une pluie battante, son grand imper volant dans les rafales d’un méchant vent du Nord. Vous le voyez, la cigarette vissée à la commissure des lèvres, pénétrer dans un immeuble en brique vieillissant, monter d’un pas nerveux l’escalier obscur et pousser à la volée la porte de son bureau s’ouvrant sur des ombres. Il frôle à peine le sol alors qu’il se dirige vers le bar et, saisissant d’un geste sec la bouteille de bourbon, il s’appuie sur son bureau en répétant à voix basse : « Rebecca, Rebecca… » Une lueur de tristesse et de colère passe dans son regard de glace, et il noie la bouffée de sentiments remontant dans sa gorge d’un trait âpre d’alcool. Qu’était-il en train de faire ? Pourquoi ne s’était-il pas contenté de détourner le regard à ce moment-là ?… Hum, je sens que certains sont un peu trop entrés dans le truc ; ouh ouh on se remobilise. Parce que c’est bien beau les codes du polar noir, mais c’est tellement éculé jusqu’au fond du slip que n’importe quel pinpin doté du moindre timbre poste de culture cinématographique en a déjà bouffé des quintaux, et attention, pas toujours de la meilleure qualité. Du coup ça tombe bien, c’est pas le sujet. Je vais vous entretenir d’un bouquin qui, s’il nous propose une enquête, s’affranchit de nombre de poncifs, même s’il emprunte tout de même beaucoup aux œuvres maîtresses du genre, que ce soit de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. Nous allons causer de La caverne des idées de José Carlos Somoza, polar philosophique se déroulant dans l’Antiquité grecque, tout un programme. Alors on chausse ses cothurnes, on se drape dans sa chlamyde, nous voici partis vers Athènes, au début du IVe siècle avant notre ère.
Hercule Poirot grec
L’intrigue s’ouvre sur un assassinat à Athènes ; le jeune Tramaque, étudiant de l’Académie de Platon, est retrouvé dévoré par les loups non loin de la cité. Son corps atrocement dépecé est ramené en ville et notre héros, Héraclès Pontor, de passage à proximité, vient jeter un œil au cadavre. Il est le Déchiffreur, un enquêteur avant l’heure, qui met à profit un extraordinaire sens de l’observation pour gagner sa vie en résolvant des mystères dans la cité antique. Sa profession se situe à la marge de la déduction philosophique, qui, rappelons-le, était autrefois un élément central de toute science et même de toute pensée. En observant le corps mutilé de Tramaque, il remarque une chose étrange qui ne nous est pas révélée de suite, puis il rend visite à la mère du jeune homme, Etis, une amie, et la trouve drapée dans une grande dignité face à cette perte. Mais dès le lendemain, un philosophe de l’école de Platon vient le trouver pour lui proposer d’enquêter sur cette mort, qu’il juge suspecte. Il explique en effet à Héraclès Pontor qu’il a vu le jeune homme peu avant sa mort et a cru déceler dans son regard de la terreur. Plus motivé par ce qu’il a vu sur le corps que par les explications de Diagoras, notre héros accepte de travailler sur cette affaire. S’ouvre dès lors une histoire complexe, mêlant dialogues philosophiques et polar, rythmée par d’autres morts très suspectes et une descente dans les bas-fonds de l’orgueilleuse Athènes, en marge de son prestige. L’aristocrate Diagoras est invité à questionner ses certitudes philosophiques face au redoutable sens critique d’Héraclès et aux réalités qu’il ne voulait voir dans sa cité. Le Déchiffreur lui-même avance de difficultés en difficultés, ne réussissant que fort difficilement à démêler la complexité de cette affaire.
Le traducteur
Si la trame de l’intrigue est assez classique pour le genre, il n’en est pas de même pour la construction du récit. Ce dernier se trouve en effet doublé par une histoire parallèle, celle du Traducteur, la personne qui… traduit le récit. La caverne des idées est traitée comme une œuvre antique, écrite en grec à l’époque où se situe l’aventure, à la fin du IVe siècle avant notre ère. Au fil des pages, ce traducteur imaginaire rajoute des notes ; il pense déceler dans ces lignes un procédé d’écriture appelé eidesis qui, par la multiplication de métaphores très appuyées et parfois déconnectées du récit, sont censées transmettre un message au lecteur, presque à son insu, afin de matérialiser des images, des idées. Vu qu’on se trouve dans une œuvre baignée de philosophie platonicienne, pour laquelle les idées sont centrales car existantes de toute éternité, l’eidesis est très bien trouvée car elle laisse entendre qu’elle donne vie aux idées aux dépens du lecteur, pratiquement comme des messages subliminaux, mais plus subtils et beaucoup plus universels. Il s’agit bien entendu d’un procédé inventé par l’auteur pour servir ses sombres desseins : nous faire plonger dans un récit chargé de symboles et d’idées qui tente de rompre avec la structure habituelle des textes littéraires, non en brisant le 4ème mur frontalement mais en nuançant la mise à distance par l’entremise du traducteur, ce qui entraîne une immersion très différente de ce dont on a l’habitude dans l’intrigue. J’ai un peu craint au départ que cela nuise au rythme et à l’intérêt de l’œuvre, mais plus on avance, plus l’intrication des deux récits devient intime et bien entendu, plus on s’y accroche. S’y révèle une véritable aventure, avec ses protagonistes, ses enjeux, dont la destinée finit par converger d’une certaine façon vers l’enquête d’Héraclès. C’est donc une mécanique subtile que l’auteur a bâtie ; d’une construction protéiforme, pouvant sembler à première vue maladroite et inutilement lourde, elle arrive à conférer à La caverne des idées une épaisseur diégétique très intéressante.
De l’éphèbe à l’hétaïre
Insistons un peu plus sur les personnages principaux, à commencer par le duo improbable Héraclès Pontor / Diagoras ; le premier gras et l’esprit toujours en alerte sur la perception du monde qui l’entoure, l’autre grand, sec et passant systématiquement le réel au crible des thèses de son maître Platon. Ils n’ont d’autre point commun que celui de vouloir résoudre l’énigme, mais pour des raisons bien différentes. Héraclès n’y voit qu’un moyen d’exercer son terrible sens de la déduction quand Diagoras manifeste sa profonde affection pour son disciple Tramaque. Ils rencontrent tout au long de l’enquête des témoins fort divers comme l’hétaïre Yasintra, amante de ce dernier, aux manières envoûtantes mais à la physionomie étrange et androgyne, ou les amis de Tramaque, Eunio et Antise, tous deux sortes d’archétypes parfaits de l’éphèbe grec dans la magnificence de la jeunesse, ou encore l’inquiétant Ménechme, sculpteur et dramaturge. La galerie n’est pas trop étendue et on s’y repère finalement assez aisément. Mieux, chaque protagoniste est doté d’une véritable histoire et d’un lot d’idées assez étoffé, permettant de leur donner suffisamment de chair pour s’y attacher. Héraclès et Diagoras ne gravitent pas au milieu de plots désincarnés. Même l’esclave du Déchiffreur, Ponsica, reçoit beaucoup de soin dans sa caractérisation.
Complexité level médium
Mais nous effleurons, nous effleurons et il reste encore à s’attaquer à la substantifique moelle de l’œuvre ; ses questionnements philosophiques sous-jacents. Je vous arrête tout de suite dans vos dénégations enfiévrées sur fond de cours de lycée traumatiques, le livre reste en permanence intelligible et même sans bagage très étendu en pensée antique, il est possible d’arriver au bout sans trop de dommages cérébraux. Il est vrai que si vous cherchez un énième polar cliché comme ce que j’ai déployé mollement dans l’introduction, vous risquez de trouver que ça encule violemment les dyptères. Bref, si vous êtes notre rédac chef, fuyez pauvres fous, on va tenter de vous instruire ! José Carlos Somoza brille vraiment par les recherches minutieuses qui précèdent sa rédaction, et ses œuvres fourmillent de références et de petits riens qui l’habillent savamment de maintes petites attentions. Personnellement, en tant que prof d’Histoire, habitué à graviter dans les bouquins poussiéreux de l’Antiquité, j’ai pris un certain plaisir à noter des précisions qui contribuent à rendre le décorum vraisemblable. Vous vous foutez sans doute comme d’une guigne de ce qu’est un astynome, néanmoins sans la mention de ces magistrats présidant à l’ordre et à la propreté des rues, l’histoire eut manqué de pittoresque. Si vous avez survécu à la prose complexe d’Umberto Eco par exemple, il est certain que vous allez dévorer aisément cet ouvrage.
Philosophie loin du comptoir
En ce qui concerne les questions philosophiques les choses sont un poil plus techniques. On se situe historiquement à l’époque où la pensée de Platon règne en maîtresse sur les hautes sphères de la société athénienne. Aristote n’a point encore pointé le bout de son nez philosophique dans le monde grec et pour beaucoup, suivre les préceptes de Platon c’est suivre la voie de la Raison, avancer vers la lumière, sortir de la caverne pour reprendre le titre du livre et l’image célèbre façonnée par le philosophe. Nous l’avons vu, c’est surtout Diagoras qui incarne le disciple de Platon ; il ponctue nombre de ses interventions d’exposition des idées platoniciennes, les confrontant aux événements et aux hommes, usant de la dispute pour convaincre. Il ferraille contre un ami d’Héraclès, Crantor, lui-même philosophe mais dont les thèses, plutôt hétérodoxes, agissent comme un contre-point par rapport à l’ordre platonicien. Et c’est bien là-dessus que se construit l’œuvre, sur le point de confrontation d’au moins deux représentations du monde, opposant ordre et désordre, Dionysos et Apollon, Instinct et Raison. Ce n’est pas une nouveauté et surtout pas en matière de philosophie. Nietzsche dans La naissance de la tragédie expose justement ces deux thèmes qu’il voit coexister de façon équilibrée dans la tragédie antique, avant de voir l’élan dionysiaque extirpé par le rationalisme socratique, ne laissant subsister qu’un art apollinien, nécessairement tronqué. Somoza ne cherche pas la notion d’équilibre que Nietzsche essayait de distinguer, il matérialise plutôt la dichotomie qui se crée nécessairement avec le triomphe du platonisme. La Raison règne ? Soit, mais l’autre voie, comme un infra-monde, n’est pas disposée à disparaître. La querelle est assez fascinante bien que son traitement suive une logique très absolue, dans un clivage extrême et irréconciliable qui eut horrifié le philosophe allemand.
Parallèlement la mythologie est aussi convoquée ; elle s’inscrit bien entendu dans les pratiques habituelles des auteurs de l’Antiquité, puisqu’elle représentait l’ensemble des mythes fondateurs des civilisations de l’époque, mais elle comporte ici une utilité plus saillante que la simple illustration. Mais ce sera à vous de le découvrir, j’en ai assez dit.
La caverne des idées est un roman maîtrisé de bout en bout, à la structure certes complexe et au fond exigeant mais qui parvient assez aisément à captiver le lecteur. Que ce soit l’enquête d’Héraclès ou les tribulations du Traducteur, on est bien vite happé par l’intrigue et on chercher à progresser toujours davantage pour comprendre quel écheveau l’auteur a tissé et combien de fils il va falloir remonter pour avoir le fin mot de l’intrigue. Plaisant et érudit, il devrait ravir les amateurs d’Histoire et d’enquête mais risque de lasser ceux qui préfèrent les ouvrages qui ne s’encombrent pas trop de détails.