Les Russkoffs : Et la guerre créa Cavanna
« Chose diffitsile pour Hallemand, chose pas bon, meuzieur » – Un nationaliste |
Avant de devenir une espèce de figure légendaire pour une ancienne jeunesse rebelle avide de presse subversive, avant de promener sa moustache non moins légendaire sur les écrans TV pour porter la bonne parole du mauvais esprit, François Cavanna fut jeune. Cela peut paraître surprenant, vu d’ici, alors qu’il est parti depuis bientôt deux ans. Et bon Dieu (désolé François) qu’il a bien fait de partir à ce moment.
Cavanna a toujours eu un côté « survivaliste » : mourir pour des idées très peu pour lui. Partir sous les balles en symbole de la liberté d’expression, voilà qui l’aurait bien fait ch…, lui qui s’il fallait choisir un camp, s’était toujours vu dans celui des bons cons sans héroïsme qui tentent juste de survivre, pendant que les vrais héros meurent, et que les guerriers assoiffés de sang s’expliquent !
Pour comprendre cet état d’esprit qui a dicté une bonne part de son œuvre au fil des décennies, penchons-nous sur Les Russkoffs.
Avoir vingt ans en 1943
Cavanna a vingt ans dont trois de guerre. Il est grand et fort mais crève la dalle. Un matin de début 1943, il se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment et se fait rafler. Pas comme juif, juste comme jeune homme ordinaire. Et il est envoyé en Allemagne, au Service du Travail Obligatoire. Comme des centaines de milliers de personnes, il se retrouve dans un camp de travail, dans la banlieue de Berlin, à mouler les têtes d’obus qu’un Reich bientôt aux abois envoie en continu vers l’Est. Traité à peine mieux que du bétail, mais encore inconscient que pas si loin d’eux, certains subissent encore tellement pire, Cavanna survit. Il tire au flanc un maximum. Il côtoie ses semblables, tous les « pauvres cons » venus de toute l’Europe conquise. Il apprend l’allemand, et le russe grâce aux prisonnières ukrainiennes du camp voisin. Et il rencontre Maria.
« Voilà. Ils n’ont fait toute cette guerre de merde que pour qu’on se trouve, Maria et moi. Tous ces morts, tous ces exodes, ces bombardements, […] ces routes du fer et ces lignes Maginot, ces yeux arrachés, ces ventres éclatés, […] tout ça pour qu’on arrive Maria et moi, chacun de son bout du monde, et qu’on se rencontre, à mi-chemin, devant cette putain de machine, et qu’on se trouve, Maria et moi, et qu’on se reconnaisse. » |
Pendant ce temps, le Reich s’écroule, et Berlin avec. Nuit après nuit, bombardement après bombardement, au milieu de cette population ramenée de force au même triste état que leurs prisonniers, Cavanna souffre, compatit et gagne une haine incommensurable de la guerre et des guerriers. Des choses qui arrivent quand on a pour ordre de piocher les gravats pour dégager les corps…
Puis il est jeté sur les routes, vers l’Est, et creuse des tranchées pour ralentir l’avancée des chars soviétiques. Les chars le rattrapent. Le voilà «libéré», errant dans un champ de ruines, témoin de l’horreur ordinaire d’un pays occupé par des soldats pour lesquels la barbarie est devenue le quotidien depuis des mois, des années. Et il finit par rentrer. Sans Maria (ce n’est pas un gros spoiler, il vend la mèche dès la dédicace). Et la vie continue, à jamais bouleversée.
« Tu entendais les torpilles te descendre droit sur la gueule en déchirant posément les couches d’air, l’une après l’autre, en déchirant de plus en plus fort, de plus en plus aigu, de plus en plus près, merde, celle-là, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule… WAOUMM ! Tu es projeté en l’air comme par une raquette, tu retombes sur un mec, tu reçois un mec sur le dos, le sol sous toi, autour de toi, ondule des hanches et secoue son cul, tu vacilles oscilles chavires plonges, de la terre plein le cou, ça déchire ça déchire ça déchire juste au-dessus, de plus en plus près plus près plus près, WAOUMM, une autre, et WAOUMM, une autre ! Six, huit autres, un chapelet, on rebondit, encore et encore, sens dessus dessous, cul par-dessus tête, la trouille la trouille la trouille… » |
Quand Cavanna parle
Plus en dire serait trop en dire. Il faut le laisser raconter. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait pendant tant d’années ses camarades et collègues de Hara-Kiri. C’est eux qui ont contribué à forger la légende de Cavanna, impressionnés qu’ils étaient par le bonhomme et toutes ses histoires, à glisser des allusions dans leurs articles et dessins. Et puis un jour ils ont fini par le convaincre de coucher ça par écrit.
La rédaction d’Hara-Kiri, lieu de tous les fantasmes
Cavanna a connu l’amour et l’a perdu. Sans Maria, ce bouquin n’existerait même pas. Pourtant, il a vu l’Exode de 1940, les bombardements sur les villes allemandes, les exactions soviétiques, il a vu l’humanité sans fard, pour le pire et parfois le meilleur. On a beau avoir entendu parler de cette époque, avoir des notions floues, des images plus ou moins fortes en tête, le voir décrire tout cela page après page rend toute la puissance du quotidien à ces images. A l’époque, c’était un gamin, un fils d’immigré qui venait de laisser tomber l’école et faisait des petits boulots. A l’usine, à la Poste, au marché, et puis maçon, comme papa. Quelle différence avec un jeune d’aujourd’hui ? Trois quarts de siècle, c’est tout.
Cavanna, c’est un style unique. Celui d’un fin lettré ancré dans son origine populaire. Celui du petit Rital de la banlieue des années 20 (Les Ritals est comme il se doit le premier tome de ses mémoires), qui réussissait tout en classe mais ne voulait pas avoir l’air plus malin que les autres. Il écrit comme il vous parle, n’ayant pas peur de faire des phrases d’un paragraphe, versant dans la philosophie, la parfaite vulgarité ou la pornographie, peu importe. Mais toujours avec cette intelligence qui fait que quelles que soient les digressions, il sait où il vous mène. Il a structuré sa pensée, il a un message à faire passer, ça vous a l’air foutraque, c’est qu’il vous a eu. Et le message est passé.
Beaucoup de choses ont été écrites sur la Deuxième Guerre Mondiale. En fait il est même possible que ce soit le plus gros sujet d’œuvres écrites ou filmées depuis qu’elle a eu lieu. Le STO est un sujet relativement méconnu de nos jours, qui a pu être abordé sous forme documentaire, ou comme parenthèse dans la vie de l’une ou l’autre personnalité qui se trouvait avoir le mauvais âge à ce moment-là. Mais un récit aussi détaillé de l’ordinaire, aussi brutal, aussi près des événements les plus tragiques, est quelque chose d’encore plus rare.
C’est une pièce manquante dans le puzzle des destins croisés. Une qui met particulièrement en lumière l’influence des événements sur des gens dont la vision du monde était à peine en train de se forger, et qui ont encore vécu de très longues années par la suite. Et que nous avons côtoyés, voire côtoyons encore. Quand ils seront partis, il restera entre autres ce livre.