Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction
Mon vendeur a encore frappé. Oui, vous savez, ce petit être espiègle et toute sa bande de joyeux lurons, tous attachés à la mission fatale de faire rendre gorge à mon pauvre portefeuille fatigué. Bon, ils ont été magnanimes et je ne suis ressorti qu’avec deux mangas. Mais quels mangas mes aïeux, quels mangas… Ce n’était pas qu’une simple suggestion, c’était une révélation, j’étais Moïse tenant ses deux tables de la loi et le fils de Dieu s’appelait Asano. Oui, bon ça sonne pas tellement casher mais les révélations divines ça n’a pas de frontière. En passant, imaginez que le fils de Dieu se soit réincarné à Eybouleuf dans la famille Bourderioux ; la mystique des textes en eut été écornée. Mais ce qu’elle eut perdu en symbolique spirituelle elle l’aurait gagné en noble rusticité agraire. La crèche aurait d’ailleurs conservé son aspect champêtre mais après la naissance divine on aurait fait chabrot dans la soupe à l’oignon et on aurait sorti la prune pour fêter ça. Mais non, visiblement les affaires célestes se préoccupent d’une certaine élégance pincée, tant pis, elles ne savent pas ce qu’elles perdent. Enfin bref, je me suis un poil éloigné d’Asano et de Dead Dead Demon DeDeDeDe Destruction. Non, je ne bégaye pas à l’écrit, le titre de ce manga est complètement cramé… Mais trouve son sens dans l’œuvre, ce qui n’est pas une moindre affaire. En vérité la singularité du travail d’Asano va nous amener à louvoyer quelque peu dans une autre de ses œuvres, l’immense Bonne nuit Punpun histoire de comprendre quelque peu l’univers du bonhomme et ce qui semble se dessiner en termes d’unité dans sa réflexion de mangaka génial.
La banalité dans l’extraordinaire
Dead Dead Demon DeDeDeDe Destruction, que j’abrégerai désormais en DDDD, est une histoire singulière se déroulant dans le Tokyo moderne quelques temps après une invasion alien. Invasion un peu mystérieuse dont on apprend seulement qu’elle a causé la mort de nombreux civils avant que le cours de la guerre ne se termine brutalement à grands coups de bombes atomiques sur la tronche des envahisseurs dont le vaisseau mère, visiblement en rade au-dessus de la ville, se contente désormais de flotter mollement ne faisant guère plus que de l’ombre aux habitants. Invasion et bombes atomique américaines, les moins incultes d’entre-vous auront sans doute fait un judicieux rapprochement avec l’Histoire contemporaine du Japon dont l’expérience militaire impérialiste s’est terminée brutalement dans les frappes nucléaires étasuniennes de l’été 1945. Ce rapport aux traumatismes est très présent dans les œuvres culturelles japonaises, depuis les affres de la Seconde Guerre Mondiale en passant par les catastrophes naturelles (séisme de Kobé en 1995) ou le désastre de Fukushima.
Il y a là-dedans sans doute une volonté cathartique qui était peut-être déjà présente dans la Grande Vague de Kanagawa, mais là-dessus le mystère demeure. Pour ce qui nous occupe par contre, le rappel continuel des radiations, l’inquiétude latente des populations quant à l’avenir ou à ce qui peut traîner dans l’air, voire en ce qui concerne les motivations du gouvernement, rappelle nettement une situation de crise dont de nombreux accents sont typiquement des thèmes de société aujourd’hui. Par exemple un des protagonistes de l’histoire est totalement accro des théories du complot qu’il ne cesse de consulter, faisant croître chez lui l’angoisse et le repli sur lui-même. L’analyse d’Asano descend en effet au niveau des humbles, la plupart du temps il ancre son récit dans des histoires très quotidiennes, adolescentes ou adultes peu importe, elles possèdent une très forte dose d’humanité et la narration est tellement efficace qu’il parvient à nous accrocher avec des choses en apparences aussi banales qu’une après-midi entre copines de lycée. Au final tout ce que raconte ces deux premiers tomes de DDDD c’est la vie quotidienne de quelques habitants de Tokyo après une attaque traumatisante et qui tentent seulement de profiter des petits moments de plaisir de la vie.
On suit plus particulièrement deux lycéennes, Kadode, plutôt réservée, et Ôran, bizarrement extravertie, passionnées de jeux vidéo et adolescentes moyennes devant l’éternel. Elles sont pour l’heure spectatrices des grands mouvements de l’histoire qui déroulent une trame proche par bien des aspects de celle de District 9, vous savez ce film génial qui retrace au moyen d’aliens là-aussi, les brutalités de l’Apartheid. La différence la plus notable entre les deux récits reste que DDDD ne comporte pas tout à fait de propos politique aussi affirmé que District 9… Enfin pour le moment parce que certains indices laissent à penser que dans les tomes à venir, le rôle de l’État, de grandes sociétés industrielles ou des puissances étrangères vont être davantage creusés. On entrevoit à travers certaines pages qu’il y a des trucs qui sentent un peu la soupe Miso frelatée et que de grands intérêts s’affrontent autour de cette invasion alien… si c’en est bien une, parce qu’au fond, on n’en sait rien. Ce qui est certain en tout cas c’est que la trame tricotée par Asano semble être profonde et augure du meilleur pour la suite.
Un dessin d’exception
On peut raconter de belles histoires et ne guère réussir à submerger les mirettes avec le dessin. Je vous arrête tout de suite ce n’est pas le cas d’Asano. Ce mec a une aisance assez incroyable dans le rendu de ses personnages ; il existe chez lui une grande diversité dans la réalisation d’un protagoniste depuis les physiques réalistes aux physionomies les plus caricaturales en passant par des sujets au style très « manga shonen ». Autant vous donner quelques exemples parce que je vous vois baver d’incompréhension sur votre clavier déjà maculé de crottes de nez. L’héroïne Kadode possède un visage très classique dans l’univers du manga avec ses grands yeux mouillés, son minois rond et son petit nez. Mais sa comparse Ôran n’est pas une simple déclinaison de cette gamme classique avec une autre coiffure, comme on le voit beaucoup beaucoup trop souvent. Non, elle a des yeux minuscules par rapport aux canons habituels, dont les côtés extérieurs tombent lui donnant un petit air tristounet. Mais le plus étonnant reste ses sourcils massifs nous laissant presque penser que François Fillon y est pour quelque chose. Dans le panorama du manga cette apparence est assez singulière mais caractérise à merveille le tempérament d’Ôran. Pourtant il n’y a pas qu’une dualité d’aspect dans DDDD ; on rencontre aussi çà et là des personnages dont les traits sont d’un réalisme proche de celui de certaines productions franco-belges. C’est souvent pour matérialiser des protagonistes au statut officiel et un peu éloignés des aventures de nos héros. Ce travail du dessin chez Asano est assez consubstantiel de son rapport à ses personnages. Dans Bonne nuit Punpun déjà cela revêtait une grande importance ; pensez que le héros, Punpun, ainsi que toute sa famille étaient représentés comme des sortes de poussins moches au dessin très approximatif.
Cela permettait souvent à l’auteur de créer un rapport étrange à son héros ; à la fois proche et distancié dans lequel on peut plus aisément se projeter tout en recevant moins violemment certains comportements. L’auteur pouvait ainsi représenter sans éluder des scènes d’intimité de l’adolescent, découvrant par exemple sa sexualité, sans passer par le recours habituel au hors champ tout en évitant le dégouttant. En clair, le travail sur les physionomies des personnages n’est très certainement pas fortuit et involontaire. Asano accorde beaucoup d’importance à la caractérisation de ses personnages et il a pour cela une aisance remarquable dans le trait, aisance qui se remarque également dans ses fonds. Rien ne semble le perturber, ni une perspective immense sur Tokyo, ni des plans rapprochés sur un coin de rue. Tout est traité de façon propre et juste avec un sens de la case à tomber par terre. Dans le tome 2 de DDDD, la scène de course d’Ôran est un pur bijou de composition qui alterne des points de vue divers, tantôt proches, tantôt plus éloignés ; le résultat est dynamique et entraîne l’œil dans une lecture rythmée qui colle parfaitement avec le moment saisi.
Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?
Néanmoins parler d’une œuvre d’Asano sans mentionner son atmosphère si particulière, serait la torcher avec la dernière malpropreté du monde. Il existe en effet dans le traitement du récit une sorte de mélancolie un peu nonchalante, un peu mélancolique, mais qui ne verse jamais dans le désespoir absolu. Ce trait dépressif est plus net dans Bonne Nuit Punpun ; dans DDDD cela vient plutôt par vague et se voit sitôt réenchanté par une pitrerie d’Ôran ou une après-midi entre ami. Ce manga agit comme le quotidien ; quand ça ne va pas il n’est pas rare de trouver des amis qui vont nous prendre par la main et nous raconter quelques conneries bien senties pour réchauffer nos petits cœurs de trolls. Pourtant la gravité est bien là, rampante comme dans le réel, accentuée on l’a vu, par ce fond dramatique des catastrophes contemporaines ayant touché le Japon. Le message à tirer de tout cela est peut-être que notre force réside dans les petits moments de la vie qui servent à contrebalancer la tragédie de l’existence et donc qu’au fond, face au malheur, seule se dresse la pitrerie d’un groupe de potes, qui, dans la tempête, rigole encore pour continuer à vivre.
Le récit a une résonance particulière en la matière parce qu’il décrit essentiellement des quotidiens très simples auxquels il n’est pas très difficile de s’identifier, d’autant que les personnages nous ressemblent aussi. Ils ont leurs petits travers, leurs petites manies, qui les rendent instantanément attachant dans leur banalité moyenne. Et dans cette normalité, des petits grains extravagants comme Ôran apportent cette fraîcheur nécessaire à l’existence. Personnellement j’ai une tendresse toute particulière pour les quintuplés, les frangins d’une des camarades de nos deux comparses ; ils sont tous parfaitement identiques et très « garçon modèles » sauf un qui est…. Black métal… Peut-être un cadeau d’Asano à notre troll Pétrocore ? Je ne sais… En tout cas ça m’a fait beaucoup rire.
DDDD est une œuvre d’Asano et c’est un argument suffisant pour que cela éveille votre intérêt. Néanmoins attention ; tout le monde n’adhère pas à son style et certains restent rebutés par des récits de la vie quotidienne. C’est ainsi, on ne les juge pas. Des gens très bien souffrent de cette infirmité primordiale. Cela les coupe simplement d’une forme du génie quand elle se présente. Oui, bon, vous avez compris, j’aime beaucoup Asano et si je ne suis pas l’ombre même de l’objectivité, je transmets simplement l’enthousiasme juvénile que me procurent ses œuvres, et j’ai la conviction que c’est un peu ce que le mangaka souhaite.