Birdman, c’est un oiseau ? C’est un avion ?
Un vieil acteur en quête de reconnaissance, les coulisses d’un théâtre et plusieurs existences qui s’entremêlent dans une sarabande aux frontières du rêve et de la réalité, ainsi pourrait-on esquisser Birdman, l’expérience cinématographique offerte par Alejandro González Iñárritu. C’est un film qui a visiblement été plutôt encensé par la critique mais qui a parfois déclenché quelques foudres vengeresses… je vais essayer de donner mon point de vue, sans pour autant me lancer dans un décorticage minutieux de tous les éléments de narration du film parce qu’il me faudrait beaucoup de pages. Néanmoins n’hésitez pas à vous lancez à corps perdu dans les commentaires pour nous faire partager vos analyses et vos sentiments, nous pourrons alors creuser davantage le propos.
Œuvre riche et trépidante
Il n’est pas simple de se lancer dans une critique d’un tel film… je m’en rends de plus en plus compte à mesure que je rassemble mes idées éparses et nombreuses. Birdman me semble être tout d’abord de ces œuvres assez viscérales qui se vivent plus qu’elles ne s’analysent même s’il y a beaucoup de matière. En fait tout procède de la mise en scène : il est effectivement de ces rares films à être majoritairement composé d’un long plan séquence. C’est ce genre de plan qui suit tout le déroulement de l’action sans coupure apparente et qui se situe donc dans une seule unité de temps se déroulant à l’écran. Bien sûr, le film a fait l’objet d’un montage, mais il a été délibérément dissimulé pour donner l’illusion (bluffante) d’une seule et même scène s’étirant sur presque deux heures. Seules quelques plans sont montés et ils ont en plus une haute valeur symbolique que l’on comprend bien si on a suivi l’histoire.
Ce choix de mise en scène est bien sûr autre chose qu’une simple envie d’éblouir le spectateur et certains critiques l’ont très bien exprimé avec bien plus de science en la matière que je ne pourrais en déployer. Néanmoins il me semble important ici de traiter de ce que j’ai ressenti lors du visionnage.
Ce long plan interminable a pour effet principal une immersion quasi immédiate dans l’intrigue et procure une sensation assez étrange, presque de l’halètement, tant tout se déroule sur un rythme soutenu. Ce n’est pas pour autant désagréable, c’est juste une expérience de plongée dans le récit. On est aux côtés des acteurs dans les revers du monde du spectacle. Je n’ai jamais éprouvé de rejet particulier pour les scènes caméra à l’épaule qui, après une courte vogue autour de Projet Blair Witch, ont été relativement discréditées tant cela a paru et a été une ficelle énorme pour masquer des faiblesses de mise en scène. Enfin, j’aime mieux Cloverfield et ses tentatives justement de création d’atmosphère, que les gesticulations frénétiques de la caméra dans les films autour de Jason Bourne, (Mort dans la peau…) qui ne sont là que pour créer un artificiel sentiment de vivacité de l’action. Rien de tel dans Birdman, je vous rassure, la caméra se déplace simplement comme un individu suivant les protagonistes de l’intrigue, et parfois elle s’autorise des déplacements de drone pour changer de lieu, accompagner une descente d’escalier…
C’est bien fichu et ça évite de seulement filer le train des acteurs. Au delà, cette proximité avec l’acteur nous entraîne sans rupture de la scène, donc de l’espace officiel réglementé, jusque dans les coulisses où le langage, les attitudes changent du tout au tout. Un premier mur tombe.
L’envers de la gardine
L’histoire est une façon de présenter un questionnement du statut de l’acteur, de son rapport à l’art et au succès et combien il peut, aux États-Unis, se consumer dans les paillettes du star system. C’est presque une auto-introspection et un auto-questionnement pour Michael Keaton, qui, après son rôle marquant dans Batman (1992), se trouve à un moment de sa carrière similaire à celui du héros qu’il incarne, Riggan Thomson. Vieillissant, vacillant, il tente de s’accrocher au noble art théâtral pour, à la fois, redorer son image d’icône ternie de la culture pop et dans le même temps retrouver le succès.
Le film nous plonge dans les errements de l’ego d’une star déchue et dans les drames que cela peut générer pour l’entourage. Certains ont trouvé ces passages clichés, mais c’est finalement tout à fait proche de ce que donnent à dévorer le moindre des tabloïds à un public avide de tranche vie macabre de stars. Or justement, le besoin de voyeurisme est ici désamorcé par l’humanisation des personnages. Le passage dans le revers de leur existence expose de façon crue et dans le registre du drame humain les péripéties pathétiques de leurs existences. Leur besoin de reconnaissance, entre autre, s’érige tout seul en vanité et c’est en suivant l’histoire que les protagonistes en prennent aussi progressivement conscience.
Ce n’est donc pas une œuvre à l’arrogant cynisme très contemporain, cynisme qui s’imagine que le génie va forcément avec l’abolition des sentiments, des « vertus ».
Et puis d’ailleurs ces instants ne sont pas vains et participent au rythme du film. Par exemple, la bonne engueulade entre le père et sa fille est un moment permettant au héros d’abolir un peu plus ses illusions et de se prendre en pleine gueule la marche du temps et du réel qui n’ont que faire de ses petites prétentions nombrilistes.
Vies qui se croisent
Néanmoins la question du rapport à l’art ne peut se résoudre si simplement. Une bonne partie de l’œuvre y est d’ailleurs consacrée. Le personnage incarné par Edward Norton, Mike Shiner, est le médiateur d’une autre remise en question profonde pour le héros.
Riggan doit choisir la finalité qu’il souhaite donner à sa profession. En suivant son sulfureux collègue, il va tenter de tout donner dans l’art, de tout lui abandonner et de mettre en clair sa peau sur la table comme le disait naguère l’odieux Céline. Shiner est un jusqu’au-boutiste forcené, consumé par le jeu scénique, et avouant n’être pleinement lui-même que sur les planches. En cela il met en valeur l’aspect effrayant du monde extérieur au spectacle, la vulnérabilité de l’homme lâché sans fard ni paillette, sans protection face à l’Autre, face à ses passions, ses haines, ses paroles. Il est l’homme déconnecté du réel, calfeutré dans son monde intérieur, terrifié sous ses dehors hautains par l’implacable réalité des relations humaines. Lui-aussi porte sa croix.
Un beau rôle pour Edward Norton qu’il exécute avec aisance.
Passant cela, l’histoire de Riggan s’écoule à mesure que grandit son trouble. Un événement tout à fait fortuit et particulièrement burlesque l’amène même à se confronter avec le monument du succès jetable smartphoniste et réseausocioniste (oh oui pour ce genre de machins je me permets de gros barbarismes aussi lourds que ce qu’ils désignent). Balancé sur la toile, il fait bien malgré lui l’expérience du buzz, le succès le plus éphémère qui soit et qui s’offre en résonance par rapport à ce qui l’a porté, dans ses années fastes, au pinacle de la notoriété.
Un moyen de critiquer ce nouveau rapport à la célébrité consommable, c’est évident, mais aussi un bon moyen de mettre en perspective les volontés de Riggan et la réalité crue. Il tente de briller dans les cénacles poudrés de l’art estimé des élites et il se retrouve à déchaîner le vent des clics sur une toile dont il ne comprend rien dans un élan de ridicule navrant pour lui.
Salé sucré
Vous l’aurez peut-être deviné, Birdman se regarde souvent en se marrant de bon cœur.
Les situations absurdes et/ou ridicules sont nombreuses et sont bien agrémentées de dialogues savoureux, en anglais tout du moins. Pourtant c’est un point qui est peu soulevé alors que c’est franchement tordant. En vérité le rire est une des façon de faire passer le tragique… encore faut-il que cela s’harmonise correctement. C’est un trait de caractère de l’œuvre d’Alexandre Astier par exemple et avec les derniers Livres de Kaamelott : on a pu vérifier combien il était compliqué de marier les deux. Pourtant, comment mieux rendre le tragique d’une scène si ce n’est en lui faisant suivre un moment de franche hilarité ? N’est-ce pas au détour du rire que s’exacerbe le mieux la tristesse ? Regardez One Piece si vous voulez vous en convaincre. Et donc oui, si on se laisse porter par Birdman on reçoit frontalement tout le désarroi d’un mec qui commence à comprendre la vacuité de ses luttes, de sa vie, et tout ce qu’il a sacrifié pour de vaines chimères…
Alors est-ce qu’en remuant les affects torturés, en questionnant autant de rapports au statut d’artiste, de père, d’homme, en proposant une immersion dans une âme humaine perdue dans les affres de l’ego, on fait une œuvre creuse comme on peut le lire ici ou là ? On a pourtant porté des œuvres au pinacle pour moins que ça. J’ai également pu voir que finalement ces reproches contre certains aspects de la réussite moderne, le buzz et autres, faisaient implicitement d’Iñárritu un « vieux con » ou en tout cas un « prétentieux ».
Ce que j’aime avec ce genre de condamnations sans appel c’est qu’elles sont aussi vides que le triste jugement de valeur d’une critique dans le film. Alors, vengeance à mot couvert contre la chicane du rôle ingrat de critique dans le film ? Sourions donc, on a le droit de ne pas aimer, il est juste regrettable de juger à priori des intentions qui, au vu de la profusion de thèmes à l’écran, du rythme trépidant, semblent davantage incliner pour de la « générosité » débridée que vers la masturbation d’encéphale guindé…
Mais bon, laissons là les grincheux à leur moue boudeuse.
Rêve, réalité, payer le taxi
Un trait important de Birdman se trouve être l’amincissement progressive de la frontière entre réel et fantastique, entre rêve et réalité, que les amateurs d’Haruki Murakami sauront goûter avec la délectation requise. De simples touches au début du film, les intrusions de l’irréel finissent par grandir et envelopper la personne de Riggan, dans un crescendo qui suit la marche de celui-ci vers son sort. J’aime beaucoup quand les auteurs jouent sur cette corde. Quand on la trouble le petit cartésien au fond de nous s’agite, se débat et si on n’y prend pas garde, si on ne lui ferme pas sa petite gueule, il finit par nous dynamiter l’expérience sensitive de l’altération progressive des frontières jusqu’à leur disparition dans un acmé sublime. Je n’en dis pas plus pour ne pas vous bousillez le visionnage si vous ne l’avez déjà vu.
Encore une fois je réserve les commentaires pour éventuellement en dire davantage.
En tout cas cela apparaît comme un nouveau degré de transgression dans le film. Le trouble du héros n’en apparaît que plus intense.Comme expérience immersive Birdman est vraiment un sacré travail. Il est plaisant, intelligent, nettement plus épais que certains veulent bien le dire et en plus franchement amusant. L’auto-critique de Keaton ou les délires narcissique du personnage de Norton sont franchement d’excellentes idées qui allègent, sans bouffonnerie inutile, le tragique de l’œuvre. Les dialogues dont j’ai peu parlé, et qui ont aussi été critiqués, permettent de ne pas se limiter à une pure expérience sensitive. Ils sont triviaux comme la vie, géniaux comme des fulgurances poétiques du quotidien mais surtout bien dans le ton tragi-comique qui structure le propos. En fait je me demande si on ne lui reproche pas d’être un film génial qui n’est pas chiant comme un jour de pluie sur une morne vallée limousine en plein mois de novembre. Birdman est éclatant, bruyant, emporté, rempli de contrastes, d’idées, de rires, de larmes et de slips.
C’est clair qu’on était pour le moins silencieux au sortir du film. Après une telle déferlante d’idée et d’images difficile d’entamer la discussion tant tout s’entremêle dans l’esprit. Il m’a fallu plusieurs jours de digestion pour commencer à écrire et rassembler mes idées. Encore une fois parce que ça m’a traumatisé ; comment peut-on le trouver creux?!!!
Les autres rédacteurs du Cri du Troll ne le savent que trop bien, il est difficile de me faire fermer ma gueule. Pourtant après le visionnage de ce film, les personnes qui m’ont accompagné (dont l’auteur du présent article) ont pu se rendre compte de l’étrange phénomène : Nemarth était sans voix !
Incapable de parler tellement le film m’avait transporté, tellement le film m’a poussé à réfléchir, le cerveau en ébullition et des étoiles pleins les yeux !
Le montage du film nous transporte dans un théâtre qu’on ne quitte pas, et ce contraste amplifié par l’absence de coupe nous pousse vraiment à nous demander: est-ce que je regarde une pièce de théâtre? (Un seul décor, tout qui s’enchaîne sans coupure) ou bien un film? (des effets spéciaux et une caméra qui nous donne un point de vue impossible sur des planches et le tout à un rythme soutenu)
Tout est fait pour brouiller les pistes, effacer les frontières, tout abolir pour faire émerger le message, un art insoumis qui sort fracassant tout sur son passage!!
Un voyage sur un grand huit cinématographique que je recommande à tous!!!