Le Pantalon, un téléfilm comme on n’en fait plus
Chaque mois de novembre nous rappelle, avec un écho toujours plus assourdi, l’absurdité belliciste qui a ouvert le funeste XXe siècle. Si quelques auteurs se battent encore à grand coup de films ou de bouquins pour que ne meure pas le souvenir des millions de cadavres jonchant les champs de batailles torturés par les obus, force est de constater que la « Der des ders » ne fait pas autant recette que sa fille spirituelle du milieu du siècle. Pourquoi ? Sans doute la seconde est-elle plus « fondatrice » que la première, en temps qu’elle a créé le repoussoir le plus marquant pour nos sociétés dans son exaltation idéologique. Or à mon sens, là se trouve une erreur profonde ; l’horreur de la guerre totale a été catapultée dans le champ des délires extatiques de l’idéologie totalitaire, la rendant par là improbable, lointaine, voire chimérique, tant qu’on garde loin de nous une telle mécanique mortifère.
Ce que nous enseigne la Grande Guerre au contraire c’est que des démocraties et des régimes simplement autoritaires sont capables de s’affronter, de se déchirer jusqu’à abolir leur puissance et leur rayonnement pour quelques arpents de terre, tout en foulant au pied l’individu. Comme l’industrie a su le faire, l’humain a été relégué au rang de cheville ouvrière d’un système brutal et mécanique, ce que Chaplin nous démontrait déjà dans Les temps modernes. Si je m’épanche longuement dans cette introduction c’est simplement parce que le film dont il va être maintenant question aborde précisément ce point fondamental ; l’humain contre la hiérarchie aveugle, froide et sans pitié.
Un téléfilm, et diable ! c’est pas du M6
Le Pantalon est un téléfilm d’Yves Boisset, sorti en 1997 et adapté de l’ouvrage d’Alain Scoff. C’est aussi une histoire vraie. Nous sommes dans les premiers temps du conflit. Les armées, après s’être écharpées dans une guerre de mouvement dans la seconde moitié de l’année 1914 commencent à s’enterrer dans un réseau de tranchées, séparées par le fameux no man’s land que les combattants doivent, périodiquement, traverser à l’assaut des positions ennemies, sous le tir nourri des batteries de mitrailleuses et de l’artillerie. Chaque assaut est une boucherie qui mène, au mieux, à gagner quelques centaines de mètres, perdus quand l’adversaire se résoudra à perdre lui aussi quelques milliers de soldats… C’est dans cet enfer qu’est appelé le héros, Lucien Bersot, maréchal ferrant et jeune père de famille, joué par Wadeck Stanczak.
Il se rend donc à la date requise à la caserne où lui est fourni son paquetage, exception faite du pantalon rouge garance réglementaire dont on ne possédait plus la taille correcte. C’est nanti d’un pantalon blanc en toile, en plein hiver, qu’il monte au front pour rencontrer l’Orage d’acier, comme l’a nommé le soldat allemand Ernst Jünger dans son témoignage de guerre.
Bientôt mutilée de son lieutenant, sa compagnie reçoit un nouvel officier, le lieutenant André, véritable chefaillon tracassier et pointilleux voulant remettre de l’ordre dans l’unité avec brutalité. Lors d’une revue de troupe il remarque le pantalon de Bersot et réclame qu’il en reçoive un similaire à ses compagnons. Le fourrier vient bientôt lui tendre un pantalon pris sur un cadavre, souillé de sang et déchiré que le soldat Bersot refuse de porter, malgré les ordres du lieutenant. Commence pour lui un véritable chemin de croix dans l’absurdité de la hiérarchie et de la parodie de justice mise en place par l’armée.
Le thème principal du téléfilm est ici. Comme souvent, Yves Boisset s’attaque à un moment où l’humain est broyé par une organisation qui le dépasse et dans laquelle se dilue son individualité. A la manière de ce qu’il avait fait pour L’affaire Dreyfus, il met en scène un événement historique marquant pour faire résonner à nos oreilles l’absurdité de telles pratiques et le risque qui nous guette de les laisser se produire à nouveau.
Dans l’histoire qui nous occupe, c’est par volonté d’avancement d’un chef, le Colonel Auroux, campé par Bernard-Pierre Donnadieu, que le pauvre soldat se retrouve sacrifié pour la cause, comme un numéro, sans considération pour son humanité. Mais la question est plus profonde. Boisset nous montre, en rupture avec l’horreur des champs de bataille, le monde lumineux et guindé des hauts gradés, distribuant les jugements sur la valeur et le courage des hommes, à des kilomètres de la boue et de la mort, ressassant leurs bons mots et leurs souvenirs d’Afrique. La scène où on les voit contempler avec des gens de bien (comprendre ceux qui ont du bien) un défilé des tenues militaires des soldats, s’oppose fort bien aux scènes précédentes où l’on voyait ramper les soldats dans les trous d’obus pour se cacher de la mitraille, alors qu’ils tentent de s’emparer d’un point choisi au hasard d’une stratégie douteuse d’un gallonard guindé.
Il est intéressant de noter d’ailleurs sur cet aspect, que le rapport à la hiérarchie suit fidèlement les témoignages des soldats : le chef n’est respecté que s’il partage le quotidien des troupes, s’il est à leurs cotés dans la souffrance et dans les meilleurs instants. Plus la distance est grande plus la défiance se creuse. À cela se rajoute un point fondamental que le film souligne très opportunément : les militaires ont à encadrer des civils. Ils les considèrent évidemment comme de médiocres combattants et les traitent avec un mépris que seul peu contrebalancer leur statut social. Le lieutenant André est par exemple un chef d’entreprise, ce qui est valorisant, il est un chef et non un « anarchiste » comme un de ces soldats syndicalistes. La guerre c’est aussi le grand moment des vengeances pour la Grande Muette qui ici laisse libre cours à ses opinions puisque c’est d’elle que dépend le sort de tous.
Elle méprise le civil travesti en soldat, au besoin elle le sacrifie et de toute façon il faut qu’il avance et se taise. Les sources historiques montrent cela très souvent et les valeurs édictées dans la loi pour le citoyen français sont totalement mises en sourdine par les nouvelles contraintes de la guerre. L’injustice remplace l’idéal…
La comparaison obligatoire
Mais mes bons amis, vous allez me dire que cela a déjà été vu et puissamment bien vu avec le célébrissime Les sentiers de la gloire de Kubrick. Oui, bien sûr, mais rappelons quelques petites choses avant d’étudier un peu plus les points communs et les différences entre les deux œuvres. La première chose est que ce film a été interdit pendant plus de vingt ans en France.Vingt années de silence qui en rejoignent d’autres sur Vichy, sur la Guerre d’Algérie, sur la corruption dans la police… Les fusillés pour l’exemple étaient un des tabous de notre mémoire. Aujourd’hui les jérémiades de certains qui s’indignent de notre soi-disant perte de fierté, de notre perpétuelle mortification face à notre Histoire, polluent la mémoire et entachent le travail historique mené depuis des années.
Ils appartiennent à cette ancienne engeance qui, comme lors de l’Affaire Dreyfus, quand tout innocentait l’officier juif, hurlait encore pour sa condamnation, pour que reste sauf l’honneur de l’armée en danger… Ils récusent les parts d’ombre de notre Histoire, ils ne veulent pas voir les fautes commises pour ne conserver qu’une épopée chatoyante dans laquelle la France n’a qu’honneur et félicité devant l’Éternel. Quelles fadaises, quel mépris pour ceux qui ont eu à en souffrir. L’enjeu politique est évidemment important. Dans un contexte comme le nôtre, où la société est parcourue de lignes de fracture, il semble malin à certains de refaire l’Union Sacrée derrière un idéal transcendant et de, au besoin, désigner des boucs émissaires, des ennemis communs pour fortifier la conscience nationale. Mais quelle conscience se fonde sur de tels postulats ? Quelle fraternité ? Comme en 14 on veut, par de telles manipulations, rassembler une majorité de Français dans l’absurdité d’un patriotisme aveugle contre un ennemi bestialisé et déshumanisé… Tristesse. En tout cas le voile levé par Yves Boisset est imposant, puisque par son film, il est le premier en France à porter à l’écran les fusillés pour l’exemple…
Pour en revenir à notre sujet, la trame narrative du Pantalon reste similaire à celle des Sentiers de la gloire ; pour des questions d’avancement, des officiers décident de faire un exemple parmi les troupes et donc d’appliquer, sans grande considération pour les textes de loi de la justice militaire, des sanctions disproportionnées afin de galvaniser le moral des unités. On y retrouve le même décalage entre le monde des soldats et celui des hauts gradés, la même volonté de transcrire l’horreur de la guerre. Les Sentiers de la gloire mettent par exemple l’accent sur les commotions reçues par les troupes. Le Pantalon, lui, insiste sur tout un tas de détails importants de la vie des troupes, depuis la peur qui ronge les tripes jusqu’à l’importance vitale du courrier, en passant par l’alcool. Dans les deux c’est un peu court dans le traitement, mais cela permet de mieux développer l’intrigue sans s’éparpiller.
Personnellement c’est dans l’esthétique un peu vieillie que je trouve que l’œuvre de Boisset tire le plus de force. Là où aujourd’hui tout a été passé au crible de Il faut sauver le soldat Ryan, avec ce goût outrancier pour le sang et la tripaille, Le Pantalon demeure nettement plus sobre et plus humain. Il est aussi par là plus réaliste. Les soldats rencontrés ne sont pas des surhommes à la mâchoire carrée prêts à toutes les audaces. Ce sont des hommes, déracinés de leurs vies civiles, craignant pour leurs vie, soupirant après leurs proches et guettant les perms. Les dialogues sont aussi agréables par leur justesse. Jamais ils ne tombent dans le théâtral ou le grandiloquent et s’adaptent bien à la sobre réalité du récit. Une réplique retranscrit la simple philosophie des hommes qui vivent l’injustice ; elle est criée par le héros que l’on condamne : « si j’ai tiré sur des Allemands c’est pas un crime ça non, ha mais refuser un pantalon pourri ça c’est grave ».
Cette phrase désarmante de clairvoyance prononcée par l’innocent que l’on mène à l’abattoir, s’érige en contrepoint face à la froide logique des règlements et à la détermination de quelques chefs en mal de promotion.
Dans Les Sentiers de la gloire, comme dans Le Pantalon,
la rigueur militaire est nettement visible dans certaines scènes
C’est peut-être moins fort et moins percutant que les diatribes de Kirk Douglas dans Les Sentiers de la gloire, mais je trouve que cela sonne encore plus juste, simplement parce que c’est un cri du cœur venu de la poitrine de la victime, sans composition, sans goût de l’ornement rhétorique. Le film de Kubrick a pour lui tout le génie du cinéaste, orfèvre de l’image. Boisset, lui, a préféré un traitement nettement plus simple mais du coup plus proche des hommes. En somme, les deux réalisateurs ne disent pas tout à fait la même chose, ils ne caractérisent pas tout à fait les événements de la même façon, ils se complètent en quelque sorte.
Si j’ai choisi de vous parler de ce film, c’est avant tout parce qu’il est important pour moi en tant que personne. Je l’ai vu pour la première fois en classe, projeté par notre professeur d’Histoire. Il avait, je me rappelle, laissé un silence pesant dans notre classe de collège. Chacun regardait, l’air troublé par l’injustice, l’écran de la télévision en train d’égrener dans une musique triste, les faits historiques dans lesquels on apprenait que les condamnés suivaient leur chemin de souffrance quand les bourreaux accédaient aux honneurs de la République. Cela m’avait montré combien l’homme peut être confronté à des choses absurdes et injustes. Dans un conflit comme celui-là, ce fut légion et il serait bon de ne pas l’oublier maintenant que les derniers témoins nous ont quitté. Regardez Le Pantalon, c’est un film grave qui traite d’un sujet qui l’est tout autant. L’idée de vous proposer ça en novembre n’est peut-être pas très réjouissante alors que le soleil ne nous visite que brièvement, mais il faut parfois accorder quelques moments à la gravité.
Merci de ton commentaire! Oui, ce téléfilm fait très bien ressentir la vie des combattants. Je ne remercierai jamais assez l’enseignant qui nous l’avait projeté au collège.
Bravo et félicitations pour ce superbe texte sur Le Pantalon. Très fine analyse. Personnellement je le préfère aux sentiers de la gloire parce qu’il sonne plus VRAI et que Boisset ne tombe pas dans l’esthétisme comme Kubrick. Ce film est une dénonciation de l’arbitraire d’un bout à l’autre et montre bien les jeux de pouvoirs minables des officiers. Et sans ce film, qui se souviendrait de l’histoire de ce pauvre soldat, de ce Maréchal-Ferrant qui a vécu un cauchemar éveillé…