Géante, histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté
La période du Covid-19, on le dit assez peu, a aussi été une période de sevrage pour tous les drogués de la librairie, les toqués des rayonnages, les monomaniaques de la sortie littéraire. Je me suis vu cloîtré chez moi l’esprit tendu vers ce lieu chéri, à tenter de retrouver la délicieuse odeur du papier nouvellement imprimé, et la beauté irréelle de la pile de nouvelles bandes-dessinées tout juste déballées, attendant, encore farouches, que je puisse découvrir leurs charmes. Ah! que ce fut dur, heureusement que j’avais fait quelques provisions. Néanmoins l’artifice peut marcher deux semaines, trois en y mettant du sien… mais presque deux mois ? Damnation ! C’est donc légèrement extatique que je me suis remis en route vers le magasin béni, le cœur battant, pour aller soutenir de mes deniers la reprise d’activité du secteur. À peine entré, une de mes libraires m’a regardé, je l’ai regardée, elle m’a dit : « Tiens, ça, ça et ça ! T’occupe, ça va te plaire ». Je vais donc vous causer de la première que j’ai lue, Géante, histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté, de Jean-Christophe Deveney et Nuria Tamarit.
Il était une fois… un bûcheron
Géante s’ouvre comme un conte, sur un bûcheron. C’est LE métier par excellence pour apparaître dans un conte avec chevalier. A Pôle Emploi je suis sûr que quand tu acceptes une offre pour bûcheron tu signes une décharge de responsabilité :
« Je soussigné Jean-Albert, bûcheron, atteste par la présente avoir été informé des risques magiques de ma profession, je ne pourrai tenir responsable mon employeur pour toute blessure ou dommage causés par quelque créature, allant de l’infime farfadet aux dragons, en passant par les sirènes et autres géants ».
Et justement, notre brave bûcheron, dès les premières planches, bim, il tombe sur un bébé… géant… Comme c’est un brave bûcheron et qu’il est papa d’une tripotée de bambins, il décide de ramener à sa chaumière le colossal marmot. La magnifique et imposante petite fille devient ainsi un membre de la grande famille et c’est dans un cocon d’amour que Céleste, car tel est son joli nom, peut s’épanouir. Chacun de ses frères lui transmet quelque chose : le savoir, la curiosité, l’audace… jusqu’à ce qu’ils décident, chacun leur tour, d’aller faire leur vie ailleurs, laissant la jeune géante seule avec ses parents, avec au fond du cœur l’envie de découvrir, elle aussi, le monde. Cependant, son père s’y oppose farouchement. C’est un colporteur qui vient dynamiter cet ordre tranquille, un beau-parleur nommé Nando, qui réussit à persuader Céleste de partir découvrir le vaste monde. Ainsi débute la longue aventure de la jeune géante, à travers un univers riche de références et de messages.
Père machin, raconte-moi un mouton
On chemine tout d’abord dans un monde certes imaginaire mais cependant teinté d’Histoire ; on reconnaît dans l’ADN de l’intrigue des accents de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, des aspects humanistes, sans oublier l’influence de Rabelais. On y croise chevaliers et châteaux, une réplique de la cité de Venise ou encore un austère monastère. De façon peu étonnante finalement c’est généralement l’environnement classique des contes. S’y ajoute, comme une épaisseur supplémentaire de plausibilité, une mythologie propre. L’auteur a introduit dans son récit des références à peine cachées aux grandes œuvres à la fois de l’Antiquité et du Moyen Âge, ce qui renforce la cohérence générale. Rapidement, on cherche ces petites références disséminées, elles constituent une sorte de sous-texte qui sera immédiatement perçu par le lecteur averti, je veux dire ici le lecteur adulte. Toutefois la forme générale de l’ouvrage peut le rendre également accessible aux enfants ; ils y verront une aventure pleine de rebondissements et d’enseignements, et les plus âgés en auront également pour leur compte. C’est vraiment le type d’alchimies que je trouve pertinent parce qu’il ne laisse personne de côté, et surtout parce que le lecteur n’est pas pris pour un con, peu importe son âge.
Self made giant
Justement, sur ce point, la BD ne fait pas l’économie des messages à transmettre : à travers son voyage, la géante Céleste, être intelligent mais qui a grandi à l’écart de tout, est confrontée à une foule de situations et de rebondissements qui vont l’amener à essayer de comprendre, à analyser et finalement, à émettre un avis, avis qui est le sien, qu’elle a admis comme propre à son caractère, après avoir fait des choix responsables. C’est peut-être un peu naïf de suivre un personnage qui est à ce point maître de son destin tant on sait que l’individu peut être extrêmement conditionné dans nos sociétés modernes, et si le discours libéral rebattu se plaît à nous expliquer que tout un chacun peut réussir, la force des statistiques laisse assez peu de place au rêve américain. Mais bon, quand on est en train de parcourir une BD on laisse généralement ces sinistres pensées de côté et on se laisse aller à rêver, on cherche même à transcender le morne quotidien et ses rouages implacables par des logiques radicalement différentes, et précisément, suivre Céleste dans son voyage initiatique est extrêmement rafraîchissant. Elle n’a pas d’entrave, si on l’enchaîne elle se libère et elle avance vers son but, un but encore trouble au début mais qui se précise au fil de l’aventure.
Liberté j’écris ton nom
Au fond la bande-dessinée a un message très clair, celui du primat radical de la liberté de l’individu. Les aventures de Céleste l’amènent à se confronter au fanatisme religieux dont elle comprend les logiques circulaires et bornées. Elles la conduisent aussi dans les rigidités mesquines du pouvoir ou dans les utopies qui se sont égarées. La géante fait toutes ces expériences et les aborde avec courage et bonne volonté, voire même avec zèle ; mais, trop analytique, trop lucide, elle finit systématiquement par débusquer ce qui pue sous le beau vernis… et c’est alors un miroir de notre société que la BD nous tend.
À cela Céleste oppose une réflexion aiguisée et un grand respect pour la science. Si l’heure est parfois à la suspicion envers les dérives potentielles de la recherche, la bande-dessinée, elle, offre une véritable ode à la science et à la connaissance. En cela, comme nous l’avons dit, c’est tout l’héritage de l’Humanisme de la Renaissance qui est convoqué, baignant comme à l’époque dans un contexte nettement moins joyeux, un contexte où l’on brûlait les sorcières et où la religion chrétienne entrait dans des logiques d’un radicalisme absolu.
Néanmoins, par-delà la science, Céleste s’affirme également comme un personnage qui souhaite s’affranchir des convenances qui entravent l’individu. Sa différence elle-même n’est jamais traitée avec misérabilisme ou comme un problème à surmonter. Sa différence est son état, c’est ainsi, on l’accepte et on avance. Je vous assure que c’est plaisant de lire un récit de ce type sans passer par toutes les réflexions lénifiantes sur l’acceptation d’autrui. Géante dépasse ce truisme pour faire palpiter la réalité assumée de la différence. Cela fait de l’héroïne un personnage auquel on s’attache d’autant plus.
L’intrigue est servie par un dessin très stylisé qui recherche l’aspect de l’illustration du conte. C’est très visible dans la mise en couleur ; tout est chatoyant sans verser dans le vulgaire et le fluo. Elle dicte les ambiances des différents chapitres qui constituent le récit ; ici l’ambiance est champêtre, les ciels sont bleus, l’herbe bien verte ; là au contraire, tout est morne, gris et froid. De ce fait on comprend instinctivement le message qui est en filigrane, facilitant l’immersion. L’ensemble est très poétique et très doux. Mention spéciale aux cadrages qui réussissent le tour de force d’inclure systématiquement une géante en interaction avec des êtres humains de façon efficace et lisible.
Tout cela fait de Géante, histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté, un très beau conte dans une très belle BD. Un ouvrage dense aussi, de près de 200 pages, qui demande un temps de lecture appréciable. Bref, les auteurs ne se sont pas foutus du monde, ils avaient une belle histoire à raconter et des valeurs à transmettre. Ils ont travaillé honnêtement, avec un certain goût du bel ouvrage, et force est de constater que c’est une belle réussite.