Hotline Miami : La violence gratuite a un prix
Un écran titre aux couleurs pisseuses écrit en cyrillique sur un fond musical psychédélique donnant immédiatement l’impression d’un sérieux trip aux acides. Puis un tuto où un crado nous explique différentes façons de faire l’une des deux seules choses qu’on va vous demander : tuer des gens. Pas pourquoi, juste comment. Et le crado d’être très clair sur la seconde chose qu’on sera amené à faire : crever. C’est bizarre, contre-intuitif, ça ne ressemble pas à grand-chose, mais ça rentre.
Ensuite, des mecs aux masques d’animaux nous causent dans un appart’ mal éclairé. On ne sait pas qui on est, ce qu’on fout là, si ça ressemble juste à un putain de cauchemar ou si c’en est vraiment un.
Pas le temps de cogiter, on est chez nous, dans un appart’ mal entretenu où le téléphone sonne. Il y a un message un peu cryptique qui nous dit d’aller quelque part faire un boulot. Le premier d’une longue série. Qu’on nous demande de « nettoyer », de « babysitter des gamins turbulents », de « recevoir des clients », la commande est en fait toujours la même : aller à tel endroit, buter tout le monde et tenter d’être discret. Pas d’explications, pas de questions. On enfile un masque de coq pour l’anonymat – ou être encore plus désincarné ? – , on grimpe dans notre Delorean et on y va.
Et là, c’est la boucherie.
CE QUI NOUS TUE NOUS REND PLUS FORT
On débarque avec notre bite et même pas de couteau. Des hommes de mains occupent un bâtiment sans s’attendre à ce qu’un fou furieux rentre et leur démonte la gueule. On peut les cogner et les finir au sol ou la tête éclatée d’un grand coup de godasse contre le mur. On ramasse ce qui traîne. Les battes et barre de fer sont nettement plus efficaces. On claque des portes dans la tronche des types qui ont le malheur de se tenir derrière. Les flingues sont dévastateurs mais font sacrément du boucan. Tout va très vite. On court, on fonce, on se cache. Tout est terriblement létal, à part nos poings qui demandent de s’acharner un peu. Tout est instantané, sale. Les crânes explosent, le sang gicle, les yeux crèvent, les nuques se déboîtent et des inconnus rampent au sol dans leur propre sang. Personne ne laisse la moindre chance à personne. C’est au premier qui chopera l’autre et nous, on est tout seul.
Oui c’est moche. Sauf qu’en fait c’est beau.
Et on crève.
En boucle.
Alors on recommence.
Encore. Encore. Encore.
Ce salopard à la batte a frappé avant moi. Ce connard que j’avais pas vu m’a foncé dessus sans prévenir. Cette raclure de bidet en train de se soulager avait un putain de flingue.
Alors on recommence.
Cette fois on frappe en premier. On réceptionne le connard comme il se doit. On tombe sur la raclure sans lui laisser le temps de refermer sa braguette. Puis on monte à l’étage et le massacre continue, dans une nouvelle configuration. Il faut que j’arrive à me débarrasser discrètement de ce type sans que son pote me voit. Ou alors que je les enchaîne à la vitesse de l’éclair avec un swing de batte parfaitement timé. Bordel ces salauds sont deux à m’attendre face à la porte. Et si je leur balançais une barre de fer dans la gueule, histoire d’avoir le temps de les saigner au sol ?
Tout hypnotise. La musique, hallucinante, obsédante, au bon grain électro 80’s. Les bruitages évocateurs. Les couleurs à la fois vives et cradingues. Ces pixels énormes qui bougent à toute vitesse. Cette ultra-violence sans concession, étrangement crue dans un environnement de console de notre enfance. Et il y a tout ce que je peux faire. Tout ce qu’on peut me faire aussi.
Et on recommence.
Jusqu’à récupérer cette mallette de je-sais-pas-quoi-et-je-m’en-fous et repartir à la bagnole. C’est le moment d’aller balancer le butin, là, dans cette benne qu’on m’a indiqué. Un clodo se pointe dans la ruelle sordide. Je sais pas ce qu’il me veut, il a l’air vindicatif. Je sais pas, non, mais crève.
Avant de rejoindre la caisse, j’enlève mon masque.
Et je gerbe.
Le barbu rouquin de la pizzeria est sympa. Il m’aime bien, je crois. Il me fait même pas payer. Il s’inquiète même de ma santé, qu’apparemment depuis que ma meuf… Je sais pas de quoi il parle. Je me casse avec ma pizza.
Bravo, mission accomplie. J’ai un score qui défile. Des combos, du chrono, des points d’originalité et d’audace. Une note aussi. Pas terrible d’ailleurs. J’aurais sans doute pu faire mieux, aller plus vite avec plus d’imagination et encore moins de pitié.
Chez moi à nouveau. Encore un message. C’est reparti.
DU SANG SUR LE RETRO
On parle souvent du charme des jeux rétros. Hotline Miami n’est pas charmant.
Il est moche, nous parle mal et nous explique rien. Il est cheap comme le pire bidule pixel art mais sans les designs mignons et chatoyants nostalgiques. Une vue du dessus en plongée franche, un personnage qui bouge hyper vite en ZQSD et qui se tourne à la souris. Un clic pour cogner et un autre pour ramasser ou balancer. La prise en main n’est pas naturelle et on se demande sur quel objet bizarre et visqueux on a posé les doigts. C’est gênant mais on a envie de continuer à le tripoter, rien que par curiosité malsaine, histoire de comprendre ce qu’il est.
Non, Hotline Miami n’est pas charmant du tout. Il nous met immédiatement des grosses branlées et à chaque erreur c’est la mort. Une mort immédiate, brutale et dégueu. Pas de deuxième chance. Enfin si : des centaines de deuxièmes chances, si tu es prêt à caner en boucle, à te faire exploser et à tout recommencer. Ce n’est pas une expérience pour pisseux qui abandonne au troisième essai.
C’est qu’il est injuste en plus ce bâtard. Non seulement, il te demande de sortir le skill, mais en plus il est pas là pour te filer ta croquette juste parce que t’as bien cliqué. Les hitbox tout droit sorties de l’enfer te font rater tes coups et ceux des ennemis. L’IA est totalement lunatique en plus d’être atrocement frontale. Ici, on est pas dans Splinter Cell, l’ami. On déplace pas les corps en mode fufu. De toute façon, voir leurs potes éclatés, ça leur fait ni chaud ni froid aux ennemis. Les lignes de vue, c’est à la carte. Parfois un mec viendra te sniper de l’autre bout de la map au travers d’un fenêtre sur un angle de trois pixels. D’autres fois, tu te tiendras à découvert à deux mètres d’un gars qui ne mouftera pas. Un coup de feu fera radiner tous les pelés du niveau ou n’inquiétera même pas le gars de la pièce à côté.
Et à refaire 10 fois la même route de la même façon, la onzième fois, sans aucune raison, l’un des soudards ne réagira pas pareil et t’es bon pour reprendre. C’est pas grave, c’est ça, la théorie du chaos, dirait Ian Malcolm. Si t’es à l’essai près, arrête tout de suite, t’as pas les épaules.
Mais tout ça, même si ça vient à la base des limitations techniques, les devs en ont conscience. Ça fait partie du jeu. Et, par une bizarrerie qui tient du génie, ça fonctionne. Parce que c’est ça le délire, un délire dans lequel il faut rentrer. Pire : un piège, un cocktail pas très ragoutant tendu par un gars chelou qui veut pas te dire ce qu’il a mis dedans et qui va te faire triper.
Hotline Miami n’est pas charmant, non : il est bien pire que ça. Très vite, on comprend que ces pixels dégueulasses et cette ambiance glauque, dérangeante de coin de ruelle des années 80 pleine de pisse, est une leçon de parti pris graphique. A ce stade, on ne peut imaginer le jeu autrement. La bande-originale est tout simplement l’une des meilleures de la scène indé pourtant riche en créations. Cette injustice, cette absence de pitié ou de concession qu’a le jeu envers vous, vous fera abandonner ou vous allez en redemander. Parce que vous allez pas vous laisser faire, vous allez vouloir lui montrer qui c’est le patron. Vous allez vous relever en sang avec trois côtes pétées à chaque game over pour retourner dans le tas. Ça ne sera même plus des game over, ça sera normal, ce sera le jeu. Et vous allez enfin finir ce putain niveau qui vous a étalé à la chaîne avec la satisfaction d’un joueur de Super Meat Boy. Tout ça pour qu’Hotline vous colle un petit C- parce que bon, mouais, c’était bien mais pas top. Ah ouais ? C- ?
Tu vas voir, enfoiré.
Hotline Miami est jouissif, addictif et bizarrement dérangeant. Il vous donne un sentiment de toute puissance coupé au bon gros malaise. Parce que crevez, crevez tous. Toi mange ce rebord de chiotte et toi ma batte t’attends saloperie de clébard. Et toi le gros black, tu m’as défoncé quinze fois la trogne au corps à corps, mais tu vas faire moins le malin devant un fusil à pompe. Et j’en ai marre de la discrétion, je vais bourrer cette salle à la mitrailleuse, la cribler de bastos et la redécorer avec votre cervelle.
Parce que crevez, crevez tous. Et parce que…
Mais putain qu’est-ce que je fous là ? Pourquoi ? C’est quoi ce délire ?
BORDEL POURQUOI TANT DE PUTAIN HAINE, MERDE ?!
Ça pourrait n’être qu’un jeu de massacre gratuit avec un scoring au goût douteux. Ça pourrait n’être qu’une provocation prétentieuse pour le bad buzz développé par des fachos consanguins polonais (oui, j’ai des sacs à merde en tête, mais je ne les citerais pas pour ne pas leur faire plus de pub que l’indignation publique leur en a déjà donné).
Ça n’est pas non plus un jeu qui va vous faire la morale. C’est un jeu qui va vous laisser vous la faire. Pas de voix off torturée qui se pose des questions, pas de remords artificiels dictés. L’enfer se niche dans les détails.
Déjà, ce mystère, ce sentiment qu’il y a quelque chose derrière tout ça sans qu’on nous laisse mettre le doigt dessus. Ces séquences hallucinées où tout part en couille comme dans une mauvaise remontée d’acide. Ce qui est réel, ce qui ne l’est peut-être pas ou peut-être que si. C’est qui ce barbu qui est sympa avec moi ? Pourquoi c’est lui qui bosse dans tous les magasins où je vais ? C’est quoi ces mecs avec des masques ? Mais putain il vient de se passer quoi là, c’est impossible !? Et une minute, ce type qui me parle, il est mort !
Au début, on casse du mafieux russe, engeance qu’il semble politiquement correct de nettoyer comme dans tout bon film de vigilante décomplexé. Et puis comme ça, un niveau comme les autres. Enfin à peu près. On va faire le ménage dans leur restau. Un massacre de plus. Mais c’est qui ces gens à table ? Des mafieux aussi ou de simples clients ? Aucune idée. De toute façon, il faut tuer tout le monde. Plus tard, un autre niveau. Mais tout le monde est déjà mort. Des cadavres partout. Et un mec. C’est lui qui a fait ça ? Pourquoi ? Et pourquoi moi je fais ça ?
Régulièrement, des séquences un peu différentes. Une pute manifestement camée qu’on va ramener chez soi. Une mission qui se passe pas comme prévu. Un niveau qui se joue complètement différemment. Des boss fights complètement fous. Une musique mélancolique. Un retournement de situation. Un énorme twist, un jeu après le jeu, une résolution cryptique. C’est tout ? Non bien sûr. Une deuxième résolution pour les petits malins qui auront débloqué certains secrets et qui change le sens du jeu du tout au tout.
Et puis merde, c’est quand même qu’un jeu. Ou peut-être pas. Ou alors un jeu qui a conscience de ce qu’il est. Ok ça veut rien dire. De toute façon, on a du scoring à améliorer, des armes à déverrouiller, des nouveaux masques aux pouvoirs aussi délirants que des coups de porte létaux ou des poings ravageurs et des niveaux bonus où cartonner le stand des devs dans une convention.
Les musiques de ce jeu. LES. MUSIQUES. DE CE JEU !
LA PAIRE DE DEVS POSÉE SUR LA TABLE
Les deux petits malins de Denaton Games (Jonatan Söderstörm et Dennis Wedin) ont réussi un très gros coup sur la scène indé avec cet instantanément culte Hotline Miami. Distribué par Devolver (habitués des licences à bourrinage total comme Serious Sam), le bijou aura sa suite, Wrong Number, où l’on nous promet de tirer dans tous les sens avec deux guns, des roulades stylées et des séquences à deux personnages pour encore plus de jouissance décomplexée à l’arrière-goût amer.
Le délire leur a été inspiré par certaines ambiances de Lynch, par le docu Cocaine Cowboys et surtout Drive, référence la plus évidente pour son esthétique, sa violence crue et ses musiques. On doit au film de Refn, largement cité par les devs, ce type peu loquace et largué en veste 80’s.
Mais qu’on n’aille pas dire qu’il s’agit de l’adaptation d’une bobine. Le duo n’a pas piqué à un film, si bon soit-il, cette pépite de gameplay et cette narration possible uniquement dans un jeu vidéo, pas comme un décalque cinématographique à base de cutscenes.
Pas à mettre entre toutes les mains, pas facile à aborder, aussi injuste qu’exigeant, Hotline Miami est une expérience jouissive réussissant l’alchimie entre pur gameplay addictif à scoring et intelligence de l’ambiance et de la narration, sans que l’un ne vienne parasiter gratuitement l’autre.
Jouer à Hotline Miami, c’est entrer dans un squat dégueulasse avec des gens qui nous feraient changer de trottoir pour se prendre un shoot de compétition, nirvana et bad trips compris.